Le blocus

Ne parlons pas des enfants que nous affamons...

D'août 90 à mars 91, pratiquement aucune nourriture n'est entrée en Irak, un pays qui importe habituellement 70% de son alimentation. Ce blocus alimentaire, joint aux effets des bombardements, a tué et continuera à tuer environ 170 000 enfants selon les estimations de la commission d'enquête de l'université de Harvard (USA). La privation systématique des produits de première nécessité (médicaments compris) a été une composante majeure de la guerre en "visant à anéantir la volonté de la population, détruire sa capacité économique, réduire son nombre et affaiblir sa santé."
Source: Commission d'enquête internationale sur les crimes de guerre commis par les Etats-Unis lors de la guerre du Golfe, Bruxelles, 13 et 15 juin 1991.
 

Embargo ou blocus?
Ces deux mesures sont tout à fait différentes. Embargo: un Etat interdit que des navires quittent ses ports à destination d'un autre Etat en transportant certains types de marchandises (souvent des armes). L'embargo peut aussi être généralisé à toutes les marchandises mais les moyens de coercition se limitent aux ports de départ et excluent le recours à la force.
Boycott: c'est la même opération frappant cette fois les importations qui viennent du pays sanctionné.
Blocus: toutes les communications sont empêchées, dans les deux sens, avec le pays visé. Le blocus implique une surveillance en dehors de l'Etat qui "bloque" et surtout le recours à la force.
En droit international, le blocus est défini comme un acte de guerre.
Dans le Golfe, il s'agissait non pas d'un embargo, mais d'un blocus puisque les navires alliés interceptaient de force tout navire venant d'Irak ou y allant. Or, quel terme ont utilisé les médias?
"Embargo", à de très rares occasions près. Pourquoi? La seule réponse possible: on voulait à ce moment cacher qu'il s'agissait d'un acte de guerre. L'opinion n'était pas "mûre". On lui affirmait que les alliés recherchaient une solution par la négociation et par la pression non militaire de l'embargo. Il n'y avait ni négociation sérieuse, ni embargo au sens exact du terme. Mais la supercherie a fonctionné. Au point qu'une partie du mouvement pacifiste européen a soutenu "l'embargo" sans s'apercevoir que ce blocus préparait directement la guerre.

Les médias entretiendront l'équivoque entre blocus et embargo, comme le prouve l'examen, par exemple, des articles d'août 90. En fait, l'ambiguïté vient de Washington. Le 12 août, Le Monde note que "les responsables américains poursuivent les préparatifs pour un blocus naval (...) tout en refusant d'user du mot "blocus"... Bagdad fait savoir, d'ailleurs, "que l'interception par les Américains des pétroliers irakiens constituerait un "acte d'agression".
 

Médicaments et alimentation: embargo ou pas?
Nourriture, médicaments et autres produits médicaux sont-ils, oui ou non, frappés par l'embargo?
Impossible de le savoir clairement, au mois d'août, Le Soir et Le Monde publient le noir et le blanc côte à côte, parfois le même jour!
Comment expliquer ceci? D'abord, par l'ambiguïté même de la résolution 661 de l'ONU. On n'osait
dire, à l'opinion publique qu'on allait affamer la population civile irakienne et la priver des soins de santé. Au lieu de tirer au clair cette ambiguïté et de révéler la vérité à leurs lecteurs, Le Soir et Le Monde ont laissé la question dans un flou qui permettait au blocus d'affamer. Un brouillard plus intense encore sur la question des médicaments. De temps en temps, Le Soir répète "que l'embargo ne concerne pas les médicaments" (par exemple, le 08/08 et le 12/02).
Cette ambiguïté est bien dénoncée par un médecin anglais, Eric Hoskins, qui a travaillé en Irak en mars et avril 91. Son témoignage a été complètement censuré par Le Soir, Le Monde et les autres médias dominants qui ignorent les communiqués de presse à ce sujet. Que dit le docteur Hoskins?
"La résolution 661 décrétait un embargo total contre l'Irak. Elle faisait exception pour, je cite: "les livraisons strictement nécessaires à des fins médicales et l'aide alimentaire, en cas d'état d'urgence humanitaires". On nous a fait croire que les produits alimentaires et les médicaments n'étaient pas frappés par l'embargo et qu'on pouvait donc continuer à les importer. Mais il est apparu qu'il fallait lire le texte deux fois, avant de saisir le sens exact des termes mis en avant, à savoir "strictement" et
"état d'urgence humanitaire". Deux semaines plus tard, la résolution 666 interdisait purement et simplement à toutes les instances l'importation de denrées alimentaires en Irak tant que l'état d'urgence n'avait pas été décrété. Le résultat, c'est qu'on a dû attendre mars 1991, avant que l'état d'urgence humanitaire soit décrété. Cette déclaration n'a été obtenue que grâce aux pressions d'un certain nombre de gouvernements et d'organisations humanitaires. Du 06/08/90 à mars 1991, aucune nourriture n'a été importée alors qu'avant la guerre, l'Irak importait 70% de sa consommation alimentaire. Pour la première fois dans l'histoire, un pays s'est vu interdire d'acheter des denrées alimentaires et des médicaments pour sa propre population."
Ce qu'Hoskins explique clairement, les médias n'auraient-ils pu le dire? Pourquoi ont-ils laissé planer le doute? Pour ne pas alerter l'opinion? A quoi revient en effet ce blocus, pudiquement baptisé "embargo"?  A affamer un peuple, à faire mourir de faim des hommes, des femmes, des enfants; ce chantage devant amener le remplacement d'un dirigeant qui déplaît à l'Occident. En une seule occasion, le 25 août, Le Monde pose ce "problème" de conscience: peut-on délibérément affamer une population entière avec l'espoir de déloger le dictateur qui la gouverne?" Il n'y répond pas. Le Soir n'aura même pas ce scrupule et laissera sans sourciller le ministre belge des Affaires étrangères nier l'évidence en affirmant "vouloir faire comprendre à la population irakienne que l'Europe n'a nullement l'intention de l'affamer, comme Saddam Hussein l'affirme. Elle ne doit pas être victime de ce régime". Les alliés affament, puis bombarderont la population civile, mais "pour son bien"! Qu'une telle hypocrisie passe sans état d'âme dans nos médias n'indique-t-il pas une certaine dégénérescence morale? Comme l'indique Roland Laffitte, "pour punir un homme, il serait donc licite de tuer un peuple entier!  Ceux qui prétendent avoir apporté l'Individu en cadeau à l'humanité et se veulent les chantres de la Civilisation sont ceux-là mêmes qui appliquent le principe de la "responsabilité collective" qu'ils stigmatisent chez l'Autre comme une marque de la barbarie."
 

Violation des droits de l'homme
Témoignage d'Eric Hoskins, médecin anglais ayant séjourné en Irak.
Le Soir et Le Monde ont passé sous silence ce témoignage.
"Quelque 2 000 tonnes de lait en poudre pour nourrissons achetées avant août 1990 par l'Irak sont restées bloquées dans différents ports du monde. Je détiens une lettre du vice-président de Nestlé dans laquelle il énumère les quantités de ces achats et les endroits où ces denrées sont entreposées.
L'échéance de consommation de ce lait en poudre est proche. On peut s'attendre à ce que des cargaisons entières doivent être jetées.
Avant la guerre, l'Irak importait annuellement pour plus de 500 millions de dollars de médicaments. Selon plusieurs sources, un trentième des besoins irakiens en médicaments, seulement seraient couverts depuis août 1990. Il y a une grande pénurie de médicaments, y compris de vaccins, d'insuline, d'anesthésiques et d'antibiotiques.
Le programme de vaccination des enfants a été interrompu en septembre 1990, faute de vaccins. Aujourd'hui, on signale déjà des cas de poliomyélite, ainsi que des épidémies de rougeole.
L'approvisionnement en produits alimentaires et en médicaments est employé comme une arme contre le peuple irakien. C'est une violation des droits de l'homme..."
Source: Commission d'enquête..., déjà cité.

Divers autres procédés ont également servi à neutraliser les craintes de l'opinion. Premier procédé: minimiser d'avance les conséquences du blocus. Par exemple, Le Soir du 07/08 estime qu'à part l'embargo sur les ventes de pétrole, "les autres mesures de rétorsion ne semblent pas impressionner Bagdad. L'armée irakienne est tellement bien équipée que seules, à terme, des pièces détachées pourraient lui manquer". Population civile? Connais pas. Deuxième procédé: insinuer que le blocus serait contourné. "On décharge à Aden", indique Le Monde du 30/08. Troisième procédé, plus raciste, sur le thème "Ce ne sont que des Irakiens". Le Soir du 29/08 ose écrire: "Des populations habituées à un niveau de vie relativement bas peuvent sans trop d'efforts se serrer encore et encore la ceinture." Manifestement, pour ce journaliste-ethnographe raciste, la taille de l'estomac n'est pas la même en Irak et en Occident!
L'ethnocentrisme occidental va parfois très loin. Ainsi, le 07/08, Le Soir envisage les diverses conséquences de "l'embargo économique (visant à) asphyxier rapidement l'économie irakienne, voire, mais sans trop y croire, mettre un coup de frein aux visées expansionnistes de Saddam Hussein. Il n'est pas sûr que ces mesures, pourtant concrètes et importantes, suffisent. Mais il y a pire: l'embargo unanimement décrété sur les achats pétroliers peut avoir de graves conséquences pour les économies des pays industrialisés". Ainsi, "le pire" de l'embargo, c'est ce qui nous attend dans les pays riches!
Le troisième procédé est lié au phénomène classique du "rétrécissement du cerveau". Le système est basé sur l'a priori "nous avons raison et les autres ne peuvent qu'avoir tort". Par exemple, quand les Jordaniens protestent contre le blocus, la seule conclusion que Le Monde en tire, c'est que les Jordaniens ont choisi le mauvais camp: "Les encarts publicitaires reproduits à la une de tous les journaux appelant au nom des enfants de Jordanie la conscience humaine à mettre fin à l'injustice contre les enfants d'Irak qui sont menacés d'être privés de pain et de lait... sont révélateurs de l'état d'esprit qui règne ici." (21/08) Et si, au contraire, cet article était révélateur de l'état d'esprit qui règne ici, en Occident, où affamer des enfants devient une "juste cause"?
Tout débat est esquivé, le fond du problème est rejeté par l'argument d'autorité: cela vient de l'allié d'un ennemi.
Un quatrième procédé, qui servira aussi lors des bombardements, consiste à admettre que la population irakienne souffre du blocus occidental, mais à en rejeter d'avance la responsabilité sur Saddam Hussein. Ce procédé est très fréquent. Bien entendu, il est possible de combiner deux ou plusieurs procédés.
 

Cacher les souffrances
Des conséquences concrètes du blocus, des souffrances humaines, on ne laisse voir qu'un minimum, en évitant tout ce qui peut entraîner une émotion trop forte. Ici, la censure s'avère très importante.
Aussi bien avant que pendant et surtout après la guerre, de nombreux témoignages très précis de médecins ayant visité l'Irak ont attesté de la gravité des effets du blocus. Conférences et communiqués de presse alertaient la presse. Mais seuls quelques médias alternatifs leur ont donné la parole. On remarque que les médias dominants boycottent ce type de témoignages, sauf dans quelques rares cas et toujours émanant d'une grande organisation internationale liée à l'ONU. Dès qu'un témoin ne se limite pas à décrire la situation sanitaire, mais porte une quelconque accusation envers les alliés, son témoignage, aussi bouleversant soit-il, est rejeté dans les ténèbres. Le Soir, par exemple, déclarera "n'avoir personne" pour interviewer Ramsey Clark, ancien ministre US de la Justice et témoin privilégié (mais gênant). Ainsi, le public occidental sera tenu dans l'ignorance presque totale des horreurs provoquées par "son embargo".
 

"Bagdad pourra bientôt vivre comme avant"...
Nous n'avons pas pu étudier systématiquement la période d'après-guerre, à partir de mars 91. Un rapide survol montre cependant que Le Soir donne davantage de place qu'auparavant aux conséquences du blocus pour la population irakienne. Le 23/03/91, il relate le rapport du Finlandais Athisaari (ONU) "recommandant la levée immédiate de l'embargo et la fourniture d'une série de produits pour éviter le pire. L'article est alarmant, mais la photo émouvante publiée à côté concerne les familles... d'ex-prisonniers kowéïtiens. Aucune image des souffrances irakiennes qui risquerait de trop émouvoir notre opinion. Le 05/04, un compte rendu, très correct, du voyage du docteur Huub Dierick décrit Bagdad comme un "enfer sanitaire". Le 24/05, une interview très émouvante (avec photo) du Dr Megan Passey, de la mission d'enquête de l'université américaine de Harvard: "à propos de la mort prévue de 170 000 enfants irakiens cette année". Ceci tranche tout à fait avec le reste. Le ireste, c'est: "Les blessures de la guerre se referment une à une à Bagdad. Tout concourt à donner l'impression que les quatre millions d'habitants de la grande ville pourront bientôt vivre comme avant".  (...)

Exceptionnel, ce titre du 08/08/91: "L'embargo tue chaque jour en Irak." Un suppléant qui a profité des vacances et de l'abscence de ses supérieurs? Une explication plus sérieuse est possible: au même moment, la France et d'autres pays occidentaux présentaient à l'ONU un projet de résolution permettant à l'Irak de vendre pour 1,5 milliards de dollars de pétrole en six mois. Sans entrer dans une analyse de ce nouveau phénomène, l'Irak et certains observateurs y ont vu la tentative de se forger un nouveau moyen de pression sur le régime de Saddam Hussein. Nous n'entrerons pas dans ce débat, mais cela pourrait expliquer cette information à contre-courant.
 

Amputée sans anesthésie
Ramsey Clark, ancien ministre US de la Justice. Cité dans Solidaire (20/02/91), Ce témoignage a été censuré dans les journaux Le Soir et Le Monde:
"Dans les hopitaux, il faisait sombre, froid. Pas d'anesthésiants. Nous avons vu une petite fille de 11 ans, dont la jambe avait été amputée à hauteur de la hanche, sans anesthésie. Elle délirait, on entendait des gens pleurer de douleur et de détresse. Un chirurgien m'a dit qu'il détestait ses mains: "Ces mains sont des outils pour guérir les gens. Mais je me réveille la nuit en les frottant l'une contre l'autre, car je n'arrive pas à les nettoyer. Je n'ai pas d'eau. Je sais que durant 18 à 20 heures, j'irai des blessures de l'un aux blessures de l'autre, propageant peut-être l'infection."
 

Légitimation du maintien du blocus
Au départ, le blocus avait été justifié comme moyen de pression pour que l'Irak évacue le Koweït.
Une fois celui-ci évacué, le blocus continuera de plus belle. Quelle attitude les médias adopteront-ils par rapport à cette contradiction? En ne la relevant pas, en ne critiquant pas le mensonge du départ, mais en justifiant en douceur ce "glissement" des objectifs. Le Soir du 01/03 présente une version "humanitaire" des sanctions: "Une dynamique véritablement nouvelle supposerait aussi que les sanctions que les coalisés envisagent de maintenir contre l'Irak soient sélectives, qu'elles permettent certes de maintenir Saddam Hussein sous surveillance, mais qu'elles n'ajoutent pas aux souffrances déjà lourdes des Irakiens." Le Soir ne signale nullement que ce maintien des sanctions est en contradiction  totale avec la mission impartie au départ par l'ONU. Il cache le fait que le maintien du blocus, combiné avec les destructions d'infrastructure, était une stratégie de "guerre biologique" préméditée par le Pentagone, comme le montrent les rapports publiés en été par le New York Times.
Comme le signale pourtant, fin mai 91, Antoine Comte, avocat au barreau de Paris: en acceptant toutes les résolutions de l'ONU, y compris la résolution 686, "le gouvernement irakien est revenu au statu quo ante, c-a-d la situation internationale antérieure au 02/08/1990, avant qu'il n'envahisse le Koweït. Dès lors, rien ne peut justifier qu'une des mesures prises par le Conseil de sécurité-l'embargo-perdure alors que la raison première de cette mesure (l'invasion du Koweït) n'existe plus. Il est apparu à la mission d'enquête que cette situation était dépourvue de base légale et d'une extrême gravité."
Si le blocus ne répond pas aux éxigences légales de l'ONU et à l'objectif de libérer le Koweït, à quoi répond-il alors? Aux intérêts des Etats-Unis. Ceux-ci utilisent le blocus comme moyen de contrôler l'Irak. Les mêmes Etats-Unis refusent d'appliquer sérieusement des embargos quand les populations le demandent (Afrique du Sud, Haïti). Par contre, ils les appliquent en dehors de toute légalité internationale contre des régimes qui leur déplaisent: Cuba, le Nicaragua sandiniste. Pourquoi nos médias ne montrent-ils pas cette contradiction?

Ayant maintenu dans le flou ce principe de sanctions, Le Soir n'expliquera pas plus que pour les bombardements en quoi ils frapperont Saddam Hussein et non la population, Le Soir a ainsi sauvé l'essentiel et l'opinion publique sera prête à accepter le maintien des souffrances irakiennes, qu'on ne lui montrera guère, dès lors qu'une nouvelle campagne médiatique aura relancé la psychose sur le nouveau "danger irakien".
 

Otages
Témoignage de Rabah Haijlaoui, journaliste arabe vivant en Belgique, ayant séjourné en Irak en mai et juillet 91.
"Peut-être 8 à 10% d'Irakiens disposent aujourd'hui d'eau potable dans leur maison. Par manque de pièces détachées et pièces de rechange, l'ensemble des installations de pompage et de purification fonctionnent entre 10 et 15% de leur capacité. Le plus enrageant, c'est que les cadres irakiens sont très qualifiés, mais à cause du blocus imposé à l'Irak, ils n'arrivent pas à répondre aux besoins de la population en eau potable.
On a fait croire à l'opinion publique occidentale que produits chimiques = bombes chimiques. Or, certains produits chimiques rentrent dans le cadre alimentaire, et pour purifier l'eau, on doit utiliser la chlorine. En répandant cette équation fausse, on légitime l'embargo alimentaire, en quelque sorte. Actuellement, il n'y a plus de produits chimiques pour purifier l'eau. Les Irakiens se considèrent comme un peuple de 18 millions pris en otage par l'Occident qui, sous couvert des droits de l'homme, défend des intérêts politiques et mercantiles.
Cité dans Solidaire, août 91
 




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