Les buts de guerre dont on ne vous a pas parlé
Dans un conflit aussi important, quel devrait être théoriquement
le rôle des médias? Peuvent-ils se contenter de reproduire
les buts de guerre officiellement proclamés par un des deux camps
en présence? Ou bien ont-ils le devoir d'analyser l'ensemble de
la situation régionale et mondiale pour essayer de présenter
à leurs lecteurs les véritables mobiles de chacuns?
D'après une étude de l'organisation américaine
Fair, la presse US a consacré moins de 1% de son espace aux opinions
des opposants à la guerre. La proportion apparaît semblable
en Europe.
Etonnamment, en sept mois, ni Le Soir ni Le Monde n'ont consacré
aucun article complet à exposer systématiquement ces conceptions
des opposants.
Comblons cette lacune. Le présent chapitre expose quels étaient
les véritables objectifs des Etats-Unis et des alliés, selon
l'analyse des opposants. Ensuite, nous examinerons comment les médias
ont présenté ces objectifs. Si l'analyse se concentre ici
sur la critique de l'intervention américaine, un chapitre ultérieur
abordera les reproches adressés à Saddam Hussein.
Quel était l'objectif officiel des alliés, formulé
par George Bush?
"Forger pour nous-mêmes et les générations futures,
un nouvel Ordre Mondial, un monde où le règne de la loi,
et non la loi de la jungle, gouvernera la conduite des nations."
(Discours
de George Bush, 16 Janvier 1991)
(Voir sur ce site, le livre: Les dossiers sur le gouvernement Mondial).
1. Vraiment nouveau, cet Ordre?
"Instaurer un nouvel Ordre Mondial"? Curieusement, la presse s'est très
peu penchée sur cette expression. Certains jugeaient-ils peu judicieuse
la ressemblance avec le terme "Ordre Nouveau" déjà employé
cinquante ans plus tôt? En tout cas, on n'a guère soumis ce
concept à l'analyse qui s'imposait. Encore moins a-t-on donné
la parole aux "dissidents", américains, européens ou arabes
qui estimaient que l'ordre en question n'avait rien de nouveau et qu'il
ne s'agissait, au contraire, que de maintenir par la force un ordre existant.
"Nouvel Ordre"? Une presse consciencieuse ne devrait-elle pas commencer
par rappeler quelques données historiques sur l'ordre ancien? Mais
nos médias se sont montrés quasi totalement amnésiques.
Non seulement sur l'histoire du Koweït et de son différend
avec l'Irak, mais surtout sur l'ensemble de l'histoire de la région.
Or, cette histoire passée éclairait singulièrement
le présent. Ceci est exprimé par Ramsey Clark, ancien ministre
de la Justice US sous la présidence de Johnson: "Depuis la première
guerre mondiale, la région du Golfe est contrôlée par
les puissances occidentales: d'abord, par la Grande-Bretagne et la France,
ensuite essentiellement par les Etats-Unis. Ceux-ci ont exercé leur
contrôle par l'intermédiaire des Etats du Golfe et de l'Arabie
Saoudite et par l'entremise de l'Iran du Shah, sans oublier, bien entendu
Israël". (Commission d'Enquête internationale sur les crimes
de guerre commis par les Etats-Unis,
acte d'accusation. Bruxelles, 1991).
De fait, différents pays de la région ont été
successivement présentés comme des "menaces pour l'Occident".
En 1953, les USA fomentaient un coup d'Etat pour renverser le premier ministre
iranien Mossadegh, coupable, déjà, de vouloir assurer la
souveraineté nationale sur les ressources pétrolières.
En 1956, anglais et français lançaient une opération
militaire de grande envergure pour contrer la "menace égyptienne".
Le leader égyptien Nasser fut déjà présenté
comme un "nouvel Hitler" par Guy Mollet, premier ministre français
de l'époque. En 1972, lorsque l'Irak nationalisa les compagnies
pétrolières étrangères, la CIA et le Shah d'Iran
soutinrent des rebellions kurdes contre le régime irakien. (Voir
sur ce site, le livre: Les Sociétés Secrètes, le chapitre:
La CIA et le Shah d'Iran).
2. Ne jamais rattraper Israël?
Israël est depuis longtemps l'instrument principal du contrôle
américain sur la région. Ce pays bénéficie
de 40% de l'aide américaine à l'étranger, ce qui démontre
son importance fondamentale dans la stratégie des Etats-Unis. De
plus, alors que cet Etat viole depuis quarante ans toutes les résolutions
de l'ONU le concernant et les principes essentiels du droit international,
les Etats-Unis ont constamment usé de leur droit de veto afin d'empêcher
sa condamnation à l'ONU. Par ses agressions et occupations de territoires
appartenant à l'Egypte, à la Syrie, à la Jordanie,
au Liban, Israël a joué le rôle de "gendarme régional"
pour le compte de l'Occident. Selon Samir Amin, l'Occident (qui a aidé
Israël à se doter de la bombe atomique), veut "garantir la
suprématie militaire absolue d'Israël de manière à
pouvoir intervenir à tout moment si on le juge nécessaire".
(Samir Amin, La guerre du pétrole, Bruxelles 1991). (Voir sur
ce site, le livre: Les Sociétés secrètes, le chapitre:
La fondation de l'Etat d'Israël).
"Un pays arabe ne sera jamais autorisé à dépasser
un certain niveau de puissance", déclare Mohamed Heykal, journaliste
égyptien, ami de Nasser, emprisonné sous Sadate. Effectivement,
à chaque fois que des rivaux arabes risquaient d'approcher un
équilibre de forces avec Israël, les USA sont intervenus pour
aider Israël à conserver sa suprématie. La guerre du
Golfe, elle aussi, n'a-t-elle pas été décidée
précisément parce que l'Irak avait atteint un niveau de puissance
qui lui aurait permis de tenir tête à Israël? Nos médias
ont présenté Israël comme n'étant pas partie
prenante de cette guerre, mais seulement "victime". Mais, en février
91, quand l'Etat hébreu parla de présenter aux Américains
une facture de 13 milliards de dollars comme dédommagement "des
pertes subies dans la guerre", Z. Brzezinski, ancien conseiller du président
Carter, répondit que cette requête était tout simplement
absurde: "Après tout, cette guerre a pour objectif de détruire
la principale puissance arabe dans la région, et d'affaiblir les
Arabes... Par conséquent, Israël est clairement un très
grand bénéficiaire de cette guerre". (Interview à
une chaîne TV américaine 19 février 91). Effectivement,
un des buts de cette guerre était de renforcer la position d'Israël
en obligeant les Palestiniens à capituler sous le couvert de quelques
concessions mineures.
3. Sauver les féodaux arabes
Les médias européens ont en général signalé
(mais sans insister) que ni le Koweït ni l'Arabie Saoudite n'étaient
démocratiques, mais aucun n'a relevé une curieuse contradiction.
Durant les années 70, lorsque l'OPEP pour relever les prix du pétrole,
la presse occidentale regorgea de caricatures de cheikhs arabes, aux longs
nez et aux mines inquiétantes. "Les Arabes" étaient tous
des riches émirs réduisant l'Occident à la misère.
Suivi bientôt une campagne contre l'intégrisme arabe, assimilant
tous les musulmans à de dangereux fanatiques.
(Voir sur ce site, le livre: Les Sociétés secrètes:
le chapitre: une arme: l'Energie).
C'est un fait que l'Arabie Saoudite et d'autres régimes féodaux
du Golfe financent des mouvements intégristes dans le monde arabe
et en Europe. C'est un fait aussi que l'Irak laïc était sur
ce plan (et sur celui de l'émancipation de la femme) le pays le
plus progressiste du Golfe. Une bête noire pour les intégristes.
Mais à présent qu'a-t-on vu? L'Occident a soutenu les régimes
intégristes contre l'Irak laïc! Cela ne méritait-il
pas de mettre en doute les "nobles objectifs de progrès"?
Pourquoi les démocraties occidentales soutiennent-elles des
régimes comptant parmi les plus arriérés du monde?
"Pour garder le pétrole, les Américains sont obligés
de maintenir les régimes corrompus et parasitaires des cheikhs et
des émirs dans leurs petits pseudo-Etats pondus par le colonialisme.
Les Américains feront la guerre pour maintenir cette structure politique
des principautés moyenâgeuses et vendues à l'Occident".
(Solidaire, 29 août 90. Sur l'origine artificielle de ces pseudo-Etats,
cf. chapitre 3 (la question du Koweït). Sur leur rôle économique
dans le système occidental, cf. chapitre 4).
La domination occidentale sur la région implique de perpétuer
la division du monde arabe. Il faut sauver l'Arabie Saoudite, le Koweït,
les Emirats et Qatar, car ils servent à empêcher l'unification
d'un mouvement arabe nationaliste qui pourrait prendre une orientation
anti-impérialiste et s'attaquer aux privilèges économiques
de l'Occident.
4. Irak: crime d'indépendance?
Quand on compare l'Arabie Saoudite, le Koweït, les Emirats arabes
unis, d'une part, et l'Irak d'autre part, que constate-t-on? D'abord, qu'ils
n'utilisent pas leurs pétrodollars pour les mêmes objectifs
économiques. Les premiers en réinvestissent 93% à
l'étranger, essentiellement dans les économies occidentales.
Actionnaire de Daimler-Benz, Hoechst, Paribas et bien d'autres sociétés
(dont les identités sont tenues cachées), le Koweït
a même été qualifié par un banquier occidental
de "plus grand banquier du monde".
L'Irak, par contre, réinvestit l'essentiel de ses revenus pétroliers
dans sa propre économie. Résultat: un incontestable développement
ces dernières années. Selon le témoignage de l'ingénieur
français Goude qui vécut six années en Irak, "les
revenus du pétrole irakien servaient au développement de
l'ensemble du pays". L'Irak puni pour "mauvais exemple économique"
donné aux peuples arabes? "C'est parce que l'Irak est en train de
sortir du sous-développement, et par une voie non agréée,
que l'exemple est intolérable".
On ne punit pas la volonté d'indépendance? William Casey,
ancien directeur de la CIA, a avoué à Bob Woodward qu'un
des objectifs de la campagne américaine contre le gouvernement sandiniste
avait été de "ne pas permettre que le Nicaragua existe en
tant que modèle d'Etat de gauche". (Bob Woodward, The Secret Wars
of the CIA, 1981-1987).
5. Protéger "notre" pétrole
En 1989, William Webster, directeur de la CIA, témoignait devant
une commission du Sénat américain. Il jugeait inquiétante
l'augmentation de la part des importations de pétrole par les USA
en provenance du Golfe: 5% en 1973, 10% en 1989 et 25% prévus en
l'an 2000.
Cette dépendance accrue est-elle une des causes expliquant l'engagement
militaire américain accru dans la région? Nos médias
n'ont pas posé cette question. Parce qu'une guerre pour contrôler
une matière première n'est pas aussi noble qu'une guerre
pour "libérer" un pays?
Au mieux, on indiquait que, bien sûr, le pétrole jouait
un certain rôle. Par contre, ce caractère de "guerre pour
le pétrole" avait été clairement souligné par
une large fraction du mouvement pacifiste, par la majorité des analystes
arabes et aussi certains médias très minoritaires de l'Occident.
Dès septembre, par exemple, en plein boom du prix du pétrole,
dans Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed indiquait ce but de "reprendre
le contrôle de la production pétrolière, perdu en 1973
au profit de l'OPEP. C'est fait depuis leur mainmise militaire sur l'Arabie
Saoudite et les Emirats. Ce sont désormais les Américains
qui décideront en dernier ressort de la quantité de pétrole
produite
par leurs protégés, et donc du prix. Ne vous laissez
pas leurrer par les apparences du moment: dans un à deux mois, la
production Saoudienne (plus la production de quelques autres) permettra
de ramener le prix du pétrole aux alentours de 20 $ le baril. Economie
pour les Etats-Unis: près de 100 millions de $ par jour. Pour le
Japon 50 millions de $ par jour; pour la France, l'Allemagne, l'Italie:
plus de 20 millions de $ par jour et pour chacun.
Vous voyez que ceux
qui gouvernent le monde savent compter, et surtout pourquoi ils se battent.
Le pétrole et son prix valent bien une (petite) guerre".
Dans l'ensemble des objectifs de guerre des alliés, cet objectif-ci
a été le plus admis par une partie des médias, surtout
à cause de la pression des pacifistes. Mais même quand les
médias ont reconnu ce facteur, ils se sont bien gardés d'en
tirer les conséquences; on a continué à mettre en
avant "la libération du Koweït" et la "défense du droit
international" comme buts de la guerre.
Bien que les alliés soient restés passifs (ou pire) devant
de nombreuses autres violations de ce droit international, comme nous le
verrons plus loin. Parler de "guerre du pétrole" ou au contraire
de "guerre pour libérer le Koweït", n'était-ce pas déjà
choisir son camp?
6. Nord/Sud: maintenir l'échange inégal
Josy Dubié, ex-journaliste RTBF travaillant actuellement pour
l'Unicef, déclarait dans une tribune libre anti-guerre: "Des millions,
oui Messieurs, des millions de paysans, de femmes et d'enfants africains
crèvent de faim du Libéria au Mozambique, en passant par
l'Angola ou l'Ethiopie, crèvent de faim sans plus émouvoir
personne".
Certains se sont pris à rêver naïvement...Et si les
gigantesques moyens financiers, scientifiques, techniques, humains et médiatiques
employés à faire la guerre l'avaient été pour
une cause plus positive, par exemple guérir ces millions de gens
de la faim? Quelle merveilleuse et efficace campagne cela aurait pu permettre!
Mais il ne faut pas aller plus loin? S'agit-il d'indifférence
seulement ou de complicité active et intéressée? N'est-ce
pas l'organisation économique même de la planète qui
fait que le Nord n'a pas intérêt à ce que le
Sud s'en sorte? Plus concrètement, les bénéfices énormes
des multinationales ne sont-ils pas basés en tout premier lieu sur
le fait qu'elles sous-paient les matières premières? Ne sont-ils
pas la cause du fossé insurmontable entre le monde industrialisé
et le tiers monde? C'est ce que pense Ludo Martens: "Depuis 1980, les pauvres
sont devenus encore plus pauvres en termes absolus. Avec la crise du Golfe,
Bush, Thatcher et Mitterrand disent:
nous interdisons tout ajustement
des prix des matières premières, parce que "notre survie"
et "notre style de vie" en dépendent!
En effet, c'est textuellement le message de Bush au monde arabe:
"Nos
emplois, notre style de vie, notre propre liberté (...) en souffriraient
si toutes les plus grandes réserves pétrolières du
monde tombaient entre les mains de ce seul homme: Saddam Hussein."
(Discours de George Bush, 8 août 90)
En clair, poursuit Martens: "Si le pétrole, ou l'uranium, ou
le cuivre, ou le cobalt... ou le canal de Panama tombent entre les mains
des forces nationalistes du tiers monde, tout le bel édifice de
la société capitaliste occidentale risque de s'effondrer."
N'est-ce pas le capitalisme qui, depuis des siècles, polarise le monde en pays riches et pays pauvres, en Nord et Sud? N'est-ce pas cette polarisation en deux extrêmes qui crée pour les classes populaires du Sud une misère insupportable? Comme l'écrit l'économiste africain Samir Amin: "Nous avons assisté au cours de la seconde moitié des années 80, à une énorme offensive du capital international visant à "recompradoriser" le tiers monde, c'est-à-dire à l'asservir, soumettre ses systèmes politiques et économiques à la logique simple de l'expansion du capital, sans concessions. Les plans de réajustement du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque Mondiale font partie de ce programme. L'intervention en cours dans le Golfe en constitue également une expression, la plus violente, mais non la première. Elle a été précédée par la guerre menée par les Contras au Nicaragua; il y a eu l'intervention à Grenade pour mettre en place un régime à la solde des Etats-Unis; l'intervention à Panama, certes confuse du fait de la nature du président de ce pays, mais qui avait néanmoins pour but précisément le maintien de la domination américaine sur la région "stratégique" pour eux; il y a eu de nombreuses interventions françaises, notamment en Afrique, pour maintenir en place des hommes d'Etat qui ne sont pas précisément des démocrates. (...) L'unification du monde par le marché ne suppose pas "la paix, mais au contraire l'intensification des interventions violentes contre les peuples qui en sont les victimes."
7. Un clair avertissement au Sud
A la question "que veut le président américain?" Béchir
Ben Yahmed répond dans Jeune Afrique: "George Bush veut imposer
sa loi d'une manière qui ne laisse à personne aucun doute
sur qui est le maître du Monde." Et l'Algérien Kheiredine
Ameyar précise: "La nature du combat, dans et contre le monde arabe,
est le concentré à l'état presque pur des relations
internationales qui nous attendent. L'Irak aurait été attaqué,
qu'il ait ou non annexé le Koweït. Cette annexion a profité
aux USA, car elle leur a donné des prétextes et des justifications,
mais le fond du problème est ailleurs". (Voir sur ce site, le livre:
Les Sociétés secrètes, le chapitre: Saddam Hussein
et "Desert Storm")
Une leçon destinée à l'ensemble des pays du Sud?
Est-ce ainsi qu'il faut comprendre l'acharnement américain à
combattre le "tyran irakien" pour remettre sur son trône le tyran
koweïtien? Oui, avertit Béchir Ben Yahmed, dès la fin
août: "Les USA seront sur ce plan l'intransigeance même. Ils
n'examineront aucune autre solution que le rétablissement du statu
quo ante intégral, y inclus...la restauration de l'ex-famille
régnante des Sabah, car ils entendent démontrer à
tous ceux qu'ils protègent que même lorsqu'ils ne leur évitent
pas la chute, ils sont capables de les remettre en selle."
8. USA-Europe-Japon: qui dominera le triangle?
Au mois d'août 90, certaines contradictions apparaissent entre
"alliés". Des réticences allemandes et japonaises s'expriment
face à la précipitation américaine. Mais Mittérrand
aussi lance des appels à la prudence. Pour le président français,
il ne faut pas "risquer par une intervention de mobiliser contre l'Occident
une large partie des peuples arabes." (Le Monde, 10 août 90)
Une simple différence tactique? sans doute, mais doublée
d'une compétition USA-Europe-Japon.
"Le leadership américain est nécessaire", déclarait
George Bush dans son discours du 29 janvier 91. Pour rétablir leur
leadership dans ce triangle des pays riches, les USA
(qui consacre aux
dépenses militaires un pourcentage deux fois plus élevé
de leur PNB que les autres pays developpés)
ne peuvent compter
que sur leur suprématie militaire: ils sont les seuls à pouvoir
se permettre des interventions militaires à très grande échelle.
Pour coincer leurs "alliés" et les forcer à suivre ce leadership,
les Etats-Unis ont donc besoin d'une solution guerrière.
Tandis qu'Européens et Japonais ont plutôt intérêt
à une solution politique. Bien entendu, tous trois sont d'accord:
il faut faire plier le Sud, c'est-à-dire ici l'Irak.
L'International Herald Tribune américain souligne bien que l'argument
militaire vise aussi, implicitement, les "alliés": "La crise du
Golfe a constitué une douche froide pour certains qui prenaient
leurs désirs pour des réalités et croyaient que l'Europe,
une fois l'Union Soviétique ramenée à la raison, entrait
dans une période où la puissance militaire céderait
le pas au pouvoir politique et économique".
Cette suprématie militaire américaine n'est pas niée
par les médias européens; au contraire, beaucoup la soulignent
et appellent à renforcer la puissance militaire de l'Europe afin
que celle-ci soit capables des mêmes interventions que les USA. Mais
aucun média n'approfondit cette question: cela n'aurait-il pas mené
à reconnaître que les USA voulaient éviter une solution
négociée et tenaient absolument à déclencher
la guerre, y compris pour rétablir leur suprématie sur leurs
alliés? N'est-ce pas ce facteur qui explique ce cri de victoire
de George Bush: "lorsque tout cela sera fini, nous aurons une fois pour
toutes réglé son affaire au prétendu syndrome vietnamien"?
Quel rapport entre le Golfe et le Viêt-nam sinon l'esprit de revanche
du gendarme américain? Mais les opposants ne sont pas seuls à
exposer ces véritables objectifs américains. Il suffit parfois
d'écouter (ci-joint) les confidences des responsables politiques
américains eux-mêmes. De préférence retraités:
ayant été en charge des affaires, ils savent ce dont ils
parlent; mais, n'étant plus "officiels", ils sont moins tenus aux
précautions diplomatiques.
Gendarmes du monde
Zbigniew Brzezinski, ex-conseiller pour la sécurité du
président Carter: "Il n'y a qu'une seule superpuissance au monde,
ce sont les Etats-Unis. Une superpuissance doit être globale. Politique,
économique et militaire. Nous sommes la seule puissance sur tous
les plans".
(Libération, 10 août 90).
Henry Kissinger, ex-ministre des Affaires étrangères du
président Nixon: "Tout retrait quelconque, opéré sans
avoir atteint les objectifs poursuivis, serait déshonorant et mettrait
fin au rôle stabilisateur des Etats-Unis au Moyen-Orient. De même
serait gravement affaibli l'élément à lui seul le
plus important qui subsiste dans les relations de l'Amérique avec
l'Europe et le Japon, à savoir la contribution de l'Amérique
à la défense de ses alliés".
(Le Soir, 20 août 90, carte blanche).
Arthur Schlesinger, ex-secrétaire d'Etat à la Défense
et ex-directeur de la CIA: "Les Etats-Unis se sont avancés dans
cette affaire et il dépendra de leurs performances s'ils auront
la direction dans le monde de l'après-guerre froide."
(Business Week International, 20 août 90).
9. Les intérêts du complexe militaro-industriel
On a beaucoup dénoncé "l'appareil militaro-industriel
irakien". On n'a jamais parlé du complexe militaro-industriel américain,
infiniment plus puissant. Quand on sait que derrière chaque guerre,
il y a des marchands de canons, ne valait-il pas la peine de nous expliquer
quels intérêts économiques poussent à employer
ces armes? Avez-vous lu de tels articles dans vos médias? Ont-ils
osé titrer crûment
"La Bourse aime la guerre"
, comme
ce journal financier belge, L'Echo, du 16 octobre 90?
Pendant des décennies, la production d'armes sophistiquées
d'extermination massive a été justifiée par la "menace
soviétique". Après l'effondrement de l'URSS, tombe du ciel
une "menace" irakienne sur l'Occident. Pour maintenir le niveau élevé
des dépenses d'armements, la démonisation de l'Irak, c'est
providentiel. Est-ce là des obsessions de gauchistes ou de pacifistes
dogmatiques? Mais le président de la société française
d'armement
GIAT
ne dit rien d'autre
: "Une chance après
des années de marasmes, la conjoncture est bonne. Tout le monde
a pensé, à tort, que la détente entre l'Est et l'Ouest
allait nuire aux ventes d'armements. Tout le monde, sauf les professionnels.
La tension entre les Etats-Unis et l'Union-soviétique n'assurant
plus son rôle de grand policier du monde, cela va libérer
d'autres tensions et d'autres marchés."
Confirmation dans la presse financière, Business Week explique
où iront les rentrées dues à la hausse du prix du
pétrole: "Une grande partie de ce surplus sera maintenant déboursée
pour la défense. La défense de l'Arabie Saoudite coûte
cette année 14 milliards de dollars, 36% du budget gouvernemental,
et elle va monter en flèche". (Business Week, 27 août
90). Cet argent sera évidemment dépensé en premier
lieu auprès de l'industrie américaine des armements dont
l'expérience "live", si l'on ose dire, constitue la meilleure des
pubs auprès des acheteurs.Ce n'est pas nouveau: "Par leurs achats
de matériel militaire, le Koweït et l'Arabie Saoudite ont expédié
au cours de la dernière décennie des dizaines de milliards
de dollars dans les caisses des marchands d'armes des économies
capitalistes." (Frédéric Clairmonte, Le Monde Diplomatique,
avril 91).
La valeur totale des armements amassés dans le Golfe équivalait
au montant de toute la dette du tiers monde. Un seul jour de bombardement
sur l'Irak représentait le prix de dix hopitaux équipés
et un seul raid d'avion Jaguar aurait permis de construire un collège
de cinq cents places.
Face à ces montants impressionnants, le
lecteur peut encore décider à quel objectif il vaut mieux
les consacrer, mais pourquoi les médias n'ont-ils pas fourni à
leurs lecteurs ces éléments du choix?
On pouvait aussi indiquer quelques objectifs très valables au
sein même des pays alliés. Nous avons été frappés
de voir l'absence, durant cette période, d'articles consacrés
à la misère aux Etats-Unis. Sujet mineur? Pas vraiment:
31.000.000
d'Américains, soit un sur huit, vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Tandis qu'un Américain sur neuf est analphabète et qu'un
sur six ne bénéficie d'aucune assurance-santé. Les
sans-abri sont si nombreux (100.000 rien qu'à New York) que dans
certaines municipalités, il leur est interdit de quémander.
(Sources: Dollars & Sense, mai et octobre 90, Solidaire 2 janvier 91,
La Cité, 22 août 91).
Puisqu'on parlait de protéger le "way of life" des Américains,
en voilà déjà un certain nombre qui auraient vu leur
sort amélioré si ces montants faramineux avaient été
dépensés à des programmes sociaux. Au lieu de cela,
entre-temps, le chômage américain a battu son record depuis
1986, frappant 7% des travailleurs américains. (Le Soir, 6 juillet
91). Et la violence continue également de battre des records: un
Américain a une "chance" sur cent de finir assassiné. S'il
est Noir: une sur vingt-huit. (Rolf Winter, "Ami go home").
Pendant ce temps, les statistiques officielles confirment que le 1%
le plus riche de la population a augmenté ses revenus de 87% en
dix ans, gagnant pratiquement autant que la moitié des habitants.
Tandis que le revenu des plus pauvres a baissé de 5%. (International
Herald Tribune, 12 mars 91).
Aujourd'hui, selon le magazine américain Fortune, un directeur
d'entreprise gagne en moyenne 2,8 millions de dollars. Soit plus de quinze
millions FF et près de cent millions FB. (Dollars & Sense, septembre
91). Tout ceci, nos médias n'en ont rien dit. Cela ne pouvait-il
faire partie des informations servant à éclairer les "choix
démocratiques" de l'opinion publique?
10. Obtenir des bases militaires
En mai 91, Dick Cheney, secrétaire à la Défense,
déclarait, radieux: "Les Etats du Golfe sont à présent
bien plus ouverts à la coopération militaire avec les Etats-Unis
qu'avant la guerre du Golfe." (International Herald Tribune, 11 mai 91).
Il ajoutait que plusieurs accords militaires secrets avaient été
conclus pour maintenir une présence militaire US à long terme.
La guerre du Golfe a permis de "persuader" l'Arabie Saoudite et les
Etats du Golfe d'accepter l'installation de bases militaires permanentes
permettant aux Etats-Unis de maintenir l'ordre dans la région à
chaque fois que cela sera jugé nécessaire. Nous allons y
revenir. C'est évidemment l'effondrement de l'URSS qui a permis
aux USA de se lancer dans cette nouvelle étape sans craindre les
précédents affrontements Est-Ouest.
Dans le contexte Nord-Sud, troublé comme on l'a dit, les Etats-Unis
s'orienteront sans doute vers une nouvelle formule de bases militaires.
Les USA envisagent de fréquentes interventions dans le tiers monde
(Pérou, Colombie, Philippines, etc.), mais les bases américaines
permanentes comportant de nombreux inconvénients (coût, manque
de souplesse, réactions locales), ils confieront plutôt les
missions de période "calme" à des forces locales indigènes.
Dans le Golfe, ces forces seraient saoudiennes, egyptiennes et peut-être
syriennes. Mais en cas de nécessité les infrastructures et
la logistique devraient permettre d'y déplacer rapidement des troupes
américaines très importantes. La guerre du Golfe aurait donc
servi de répétition.
Ceci non plus ne se trouvait pas dans les médias. Logique. On ne peut pas en même temps mobiliser l'opinion contre un "Hitler" présenté comme un danger exceptionnel et reconnaître qu'on pourrait bien combattre un nouvel "Hitler" tous les deux ou trois ans...
Leçons retenues?
Mi-août 90: James Baker: "A l'avenir, il faudra mieux réfléchir
aux pratiques de ventes d'armes. Cette confrontation peut constituer une
bonne leçon."
Mi-septembre 90: George Bush annonce une vente d'armes à l'Arabie
Saoudite: 20 milliards de dollars (que le Congrès réduira
à 7,5 milliards).
Février 91: Le Pentagone annonce qu'en 1991, les ventes d'armes
américaines battront leurs records: 33 milliards de dollars dont
plus de la moitié au Moyen-Orient.
29 mai 91: Un discours de George Bush appelle à "mettre fin
à la prolifération des armes conventionnelles et non conventionnelles"
dans cette région.
30 mai 91: Dick Cheney annonce de nouvelles et importantes ventes d'armes
à Israël et aux Emirats arabes unis.
En un an de discours
sur le désarmement, l'administration Bush a vendu au Moyen-Orient
pour plus de 15 milliards d'armements.