Censure: militaires contre journalistes?

En janvier 91, après quelques jours de guerre, de nombreux journalistes se déclarèrent surpris, et mécontents, parce que les militaires alliés les empêchaient de faire leur métier.

Surpris?
Dominique Bromberger, rédacteur en chef du service Politique étrangère de TF1: "Il est vrai que nous avons été manipulés pendant les premières 36 heures. Depuis, nous avons fait notre éducation. Il est vrai que cette guerre ne ressemble à aucune autre." Vraiment? Les journalistes pouvaient-ils sérieusement s'attendre à excercer leur métier correctement? Pour répondre, un bref flash-back.
Rune Ottosen, chercheur norvégien, a étudié les précédentes guerres menées par les Occidentaux...
"La censure extrêmement efficace réalisée par le ministère britannique de la Défense lors de la guerre des Malouines (1982) a fait école pour les conflits à venir. Durant la phase initiale de la guerre, on a sérieusement restreint les possibilités pour les journalistes d'avoir vue sur le conflit, en partant de la conception que la bataille de l'opinion se gagne au début de la guerre. Du fait que les autorités militaires contrôlaient toute information durant la première phase de la guerre, une athmosphère favorable a été créée pour justifier la guerre selon les vues des militaires. On empêcha effectivement que les journalistes accèdent à des "vérités déplaisantes" concernant par exemple, les pertes dans le camp britannique ou les victimes civiles.
Voilà la doctrine que les autorités militaires US mirent en pratique en 1983 lors de l'invasion de Grenade. Les bulletins d'information furent interdits pendant les premières heures de l'invasion et aucun journaliste ne fut autorisé à accéder aux informations sur les opérations militaires. A ce jour, nous ne possédons aucun reportage indépendant, aucune couverture télévisée ou photographique de l'invasion elle-même. Résultat : la version officielle US de l'invasion, à savoir que celle-ci était menée afin de "préserver des vies américaines", à largement dominé la couverture médiatique, bien que ces Américains en question n'aient jamais dit qu'ils avaient été menacés...
Cette stratégie vis-à-vis de la presse fut développée avec davantage de succès encore lors de l'invasion de Panama en décembre 1989 (...) Les méthodes pour maintenir les journalistes aussi loin que possible du conflit furent perfectionnées. Premièrement, une petite équipe ("pool") fut mise sur pied, dans laquelle plusieurs médias devaient collaborer et partager les rares informations de première main concernant les opérations militaires, ceci valant aussi pour les chaînes TV, les photographes, etc. La seule couverture TV existante fut présentée de façon non critique durant toute la guerre, sans jamais mentionner qu'il s'agissait de la version officielle US de la guerre. Les journalistes indépendants ne furent pas admis, (...) les 300 journalistes arrivés de Miami en charter furent détenus dans des bâtiments militaires et maintenus là avec en tout et pour tout quatre lignes téléphoniques extérieures et peu ou pas d'information à expédier." Source: Rune Ottosen, Why truth is the first victim of war, exposé présenté à la conférence IAMCR d'Istanbul, juin 1991.
On peut ajouter un exemple bien français: "En 1984, la télévision française acceptait de ne diffuser sur les opérations au Tchad que les films fournis par le SIRPA (service d'information de l'armée) sans autres commentaires." Source: Stéphane Bunel et Claire Pascal, La guerre des démocraties, Paris, 1991.

Bref, l'histoire de ces trois dernières guerres ridiculise l'argument "Nous avons été surpris". Les médias auraient-pu, auraient dû avertir le public que la "guerre la plus médiatique de l'histoire" ne leur montrerait rien du tout. Certaines voix anti-guerre l'avaient d'ailleurs annoncé: "Les images que vous verrez dans quelques jours auront été soigneusement sélectionnées, voire mises en scène", annonçait l'hebdomadaire belge Solidaire. Point besoin d'être de gauche pour le dire. On trouvait de semblables avertissements dans La Tribune de Genève ou le NRC Handelsblad (Pays-Bas). Même Newsweek (USA), rappelant Grenade et Panama, posait la question, bien plus timidement il est vrai: "Verrons-nous la vraie guerre?" Le Monde, le 16 janvier, était encore plus timide, évoquant "la morosité des journalistes français" qui "ont peur de ne pouvoir rendre compte fidèlement des événements" du fait de leur éloignement du front et de l'encadrement militaire.

Comment gagner l'opinion...
Recommandations d'un officier responsable des relations publiques à l'US Naval War College, Arthur A. Humphries:
Pour maintenir le soutien du public à une guerre, votre camp ne doit pas être considéré comme des barbares impitoyables;
Si vous ne voulez pas affaiblir la confiance du public dans les objectifs de guerre du gouvernement, alors vous ne pouvez permettre que les fils du public soient blessés ou mutilés en face d'eux, via leurs télévisions, dans leurs foyers; Vous devez, dès lors, contrôler l'accès des correspondants de presse aux combats;
Vous devez recourir à la censure afin d'empêcher toute aide à ceux qui sont vos ennemis ou suspectés de l'être; vous devez rechercher le soutien patriotique au pays et dans la zone de combat, mais pas au point d'appliquer un triomphalisme répété (c'est-à-dire, comme en Argentine, une victoire tous les jours); Vous devez être les premiers à raconter une histoire de votre côté, au moins pour l'avantage psychologique, obligeant l'ennemi à vous rattraper politiquement, avec les effets stratégiques que cela entraîne; (...)
Finalement, pour assurer ou aider à assurer une "objectivité favorable", vous devez être à même d'exclure certains correspondants de la zone des combats. (...) "L'objectivité pourra revenir à la mode lorsque la bataille sera terminée."
Cité par Peter Braestrup, Battle Lines, New York, 1985.
L'auteur, proche des thèses militaires, prédisait:
Dans toute opération dans le tiers monde, les forces US seront déployées à la hâte. (...) Même Grenade pourra apparaître, rétrospectivement, comme un reportage aisé aux journalistes qui tenteront de couvrir des Marines, des forces aériennes et navales largement déployées le long des côtes du Golfe Persique. La discrétion extrême et la dispersion des forces américaines dans de telles opérations peuvent aboutir à ce que le secret, les leurres et les surprises (d'où une censure totale sur la presse) fassent partie intégrante des tactiques US.

La censure: une question de "sécurité"?
Classiquement, les militaires alliés ont invoqué la "sécurité" comme justification de leur censure. Dévoiler à l'ennemi des informations stratégiques met en péril les opérations de guerre et la vie des soldats.
Première remarque: Barry Zorthian, qui fut porte-parole officiel des USA à Saigon de 1964 à 1968, déclarait récemment que sur 2 000 envoyés spéciaux accrédités à cette époque au Viêt-nam, seulement 5 ou 6 violations des règles de sécurité se produisirent. La plupart furent accidentelles ou dues à des malentendus. Aucune ne mit en danger des opérations militaires ou la vie des soldats. Il faut donc chercher plus loin. La censure n'a-t-elle pas avant tout pour but d'imposer dans l'opinion l'image de la guerre que souhaite le pouvoir politique et militaire? En présentant celle-ci de manière systématiquement favorable, ne s'agit-il pas surtout de "maintenir le moral de l'arrière"? En termes moins polis: de conditionner l'opinion publique pour qu'elle la soutienne, quels qu'en soient les enjeux et le déroulement réels?

Quand, longtemps à l'avance, la censure américaine interdit de montrer le rapatriement des cercueils des victimes américaines à la Dover Air Force Base, de quelle sorte de "sécurité" peut-il s'agir?
Quand, avant de permettre aux journalistes d'entrer dans Khafji, où ont eu lieu de violents combats, les militaires US nettoient systématiquement les rues, enlevant non seulement les cadavres mais aussi jusqu'à la moindre douille, quelle autre raison peut-on y voir que de sauver le mythe de la guerre propre? Quand la censure empêche de dire que les pilotes américains visionnaient des films pornographiques avant de partir bombarder, ou que des femmes philippines pauvres ont été recrutées comme prostituées pour les soldats, ne devient-il pas évident qu'il s'agit uniquement de préserver l'image de marque? D'ailleurs, en interdisant à un reporter américain de montrer de jeunes Koweïtiens jouant au football, les censeurs furent plus francs: "Il n'est pas bons de les montrer ainsi alors que d'autres se battent."

Militaires contre journalistes?

1. Sélectionner (les pools)
Le pool n'est pas seulement un regroupement technique pour des raisons de sécurité, c'est avant tout un moyen de contrôle. Basé d'abord sur une sélection idéologique. Sur 1 400 journalistes envoyés dans le Golfe durant les six semaines de la guerre, 800 furent accrédités, c-a-d officiellement reconnus, en Arabie Saoudite. 80% d'entre eux étaient américains ou travaillaient pour des médias US. 125 furent admis dans les pools. Les autres pouvaient réaliser des reportages, mais il leur était interdit d'aller au front. La Fédération Internationale des Journalistes (175 000 membres) dénonça le fonctionnement des pools comme une "violation manifeste de la liberté de presse. Des informations importantes sont bloquées et le système est discriminatoire à l'égard des journalistes qui ne sont ni Américains, ni Britanniques". Les médias mentionnèrent cette protestation, mais généralement en brèves et sans approfondir la question qui en découlait: toute notre information n'était-elle pas faussée?

Les Américains, de la même façon qu'ils avaient monopolisé la direction de la guerre elle-même, monopolisaient sa couverture médiatique. Déclenchant les protestations des alliés. Le 1er février, l'agence française AFP intentait un procès au Pentagone. Le 4 février, celui-ci autorisait quelques journalistes non américains à participer aux pools, mais les obligeait à rédiger leurs articles en anglais...Elargi de quelques strapontins, le système ne changeait pas de nature. Le 18/02/91, un correspondant du magazine allemand Stern déclarait: "Ceci est une guerre internationale, une guerre des Nations unies, mais deux tiers du monde en sont rejetés." Les principaux médias suédois envoyèrent six journalistes. Aucun ne fut admis dans les pools. Quand on est "neutre", on n'est pas "sûr"? Les journalistes du tiers monde furent encore plus mal logés.
Quant à la plainte de l'AFP, elle ne contestait pas la recette du gâteau, mais visait simplement à en obtenir un morceau. Discriminés, les médias français n'entendaient pas se laisser distancer dans la course à l'audience. Surtout au moment où le marché s'internationalise et où les médias américains,
CNN en tête, prennent pied en Europe et dans le monde.
Par la sélection, les militaires spéculent manifestement sur la concurrence entre journalistes. A Khafji,
Robert Fisk (The Independent) tomba sur un reporter de NBC. Réaction de celui-ci: "Eh, toi, trou de cul! Tu n'as pas le droit d'être ici! Retourne à Dahran!" Et d'appeler un officier pour le faire évacuer. Plus tard, c'est Fisk, et non les autres reporters, qui révélera que les informations américaines sur cette bataille de Khafji étaient mensongères...
 

Un envoyé spécial juge les pools...
Ricardo Uztarroz, envoyé spécial AFP dans le Golfe:
"Les grands patrons des médias US ont voulu le monopole, excluant toute la presse internationale. Et l'Arabie Saoudite n'avait rien à dire, ce n'était pas son armée qui faisait la police, mais bien les Américains, maîtres du terrain, plaçant leurs chicanes et leurs contrôles. Se sont ainsi rejointes la volonté de monopole commercial et la volonté du Pentagone d'en faire une affaire US.
Je condamne le système des pools américains, où le journaliste, assimilé à une unité militaire, devient un élément de cette unité: la "solidarité" entre combattants devient inévitable. Ceci dit, une guerre conventionnelle, avec des combats sérieux, ne peut se couvrir que dans une structure militaire. Il est inconcevable, dans une guerre conventionnelle, de se rendre en première ligne, regarder une bataille faisant rage à coups d'obus de 135mm, sans être pris en charge par une structure militaire. Sinon, c'est trop dangereux. Le modèle français de pool était acceptable...
Le vrai problème, ce n'est pas le pool. Le vrai problème, c'est que l'image de la guerre était déjà prédéterminée dans la tête des journalistes US et d'une grande partie de la presse européenne: une guerre du Juste contre le Mal. Donc, il n'était pas possible que le Juste mente. On n'a jamais mis en question ce que disait le département américain, on a tout avalé. Le schéma des fortifications irakiennes, par exemple, repris dans toute la presse: quelle grande victoire américaine! Dans ce terrain propice, ils pouvaient lancer tout ce qu'ils voulaient..." Entretien avec l'auteur.

2. Punir
Deuxième méthode que les militaires emploient à l'égard des journalistes: les sanctions. Ainsi, les envoyés spéciaux osant travailler en dehors des pools furent régulièrement menaçés de perdre leur accréditation (certains la perdirent, pour quelques jours), voire d'être expulsés d'Arabie Saoudite. Et cela même s'ils se conformaient aux règles de sécurité et taisaient les détails militaires d'importance stratégique. Par exemple, Chris Hedges (New York Times) perdit son accréditation pour avoir interviewé des commerçants saoudiens au bord de la route, à 50 km de la frontière koweïtienne.
Il existe de nombreux moyens de pression pour incliner à la docilité. Un exemple: 60% des journalistes américains obtinrent en moins d'une semaine leur visa pour l'Arabie Saoudite. Ils provenaient des principaux médias et / ou avaient des contacts avec le gouvernement US. Par contre, 12% des journalistes durent attendre trois semaines en moyenne.

3. Alimenter
La troisième méthode des militaires consiste à alimenter eux-mêmes les médias. Voire à les gaver pour éviter qu'ils cherchent ailleurs leur nourriture.
Comme déjà indiqué, l'armée US produit elle-même du matériel d'information. Et pas avec des minables. Michael Sherman, par exemple, un de ceux qui étaient chargés par la Défense de l'information dans le Golfe, avait participé à Top Gun et à d'autres films militaires de haut niveau.
Les films que l'armée US produit elle-même ne manquent pas de talent. Ainsi, les images fictives d'avions en mission d'attaque ou celles de têtes de missiles furent diffusées inlassablement par toutes les télés du monde: les journalistes savaient que c'était de la propagande mais c'était "si beau."
Nourrir se combine également avec le chantage. En fut, par exemple, victime un journaliste célèbre du New York Times, James LeMoyne. Celui-ci était pourtant l'auteur de reportages très reaganiens sur les contrats nicaraguayens. Il s'était alors justifié en disant: "Les leaders contras ne vous inviteront pas dans leurs camps et ne vous parleront pas, si vous êtes trop critiques". Mais dans le Golfe, ses rendez-vous avec le général Schwarzkopf furent annulés deux fois. La deuxième, un officier de presse du Pentagone lui téléphona: "Les interviews avec Schwarzkopf dépendent notamment du fait qu'il aime les reportages d'un journaliste, et s'il ne les aime pas, il peut refuser une interview."

Les militaires utilisent donc trois méthodes à l'égard des médias: sélectionner, punir, alimenter. On a beaucoup parlé de la censure, comme si elle était la mère de toutes les manipulations. En fait, comme le dit Le Monde, elle n'était pas nécessaire: médias et militaires étaient d'accord sur le fond.
En revanche, on n'a pas parlé du plus important: le fait que les militaires assuraient eux-mêmes l'essentiel de l'information.

Les pools endormaient l'opinion
Marcel Trillat, rédacteur en chef à Antenne 2, envoyé spécial en Arabie Saoudite:
"Les Américains avaient bien fait les choses (...) Nous n'avions aucun accès aux sources d'information. Les briefings? Des machines à désinformer. En contrepartie de l'exclusivité dont elle jouissait, la chaîne américaine CNN était aux ordres. Ses journalistes faisaient ce qu'on leur disait de faire. Pour les journalistes étrangers, comme nous, il n'était pas prévu d'autre tâche que celle de traduire en français la parole militaire transitant par les pools américains.
De plus, les journalistes étaient obsédés par l'idée de se laisser manipuler par Saddam Hussein. Ils ne se rendaient pas compte qu'ils se faisaient manipuler par le général Schwarzkopf. Pendant que la machine américaine faisait la guerre, le pool des médias endormait les opinions publiques".
 




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