La CIA nous "informe"
Fin février 91, Gorbatchev obtient que l'Irak se retire du Koweït.
Bush va-t-il être privé de l'offensive terrestre à
laquelle il tient absolument? A ce moment, fleurissent quelques articles
affirmant que des conseillers soviétiques sont toujours présents
en Irak, aidant l'armée ennemie.
Très invraisemblable, jamais confirmé, ce thème
disparaît après deux jours.
En fait, cette "information" ne visait qu'à contrer le plan
Gorbatchev en insinuant que l'URSS était complice. Manifestement,
un service secret allié était à l'origine. Mais pourquoi
des journalistes réputés sérieux diffusent-ils de
tels bobards? Quels sont les liens entre services secrets et journalistes?
Pour assembler le puzzle, pour comprendre le rôle des services secrets
dans l'information, mettons bout à bout les quatre citations suivantes...
"L'information est tout simplement l'élément
le plus important de la politique étrangère américaine."
J. Kirkpatrick, ambassadrice des USA à
l'ONU dans les années 1980.
Sources: la revue Covert Action, spécialement
consacrée à la CIA et le livre de Jean Solbès, déjà
cité.
"Le gouvernement a le droit de mentir... si vous
pensez qu'un officiel américain va vous dire la vérité,
alors vous êtes bêtes"
Arthur Sylvester, adjoint du secrétaire
de la Défense dans les années 1960.
"Vous avez protesté contre l'article qui
avait été diffusé par le biais de la CIA. Il était
effectivement affligeant. J'ai présenté à son sujet
des excuses officielles."
L'ambassadeur US en Irak, April Glaspie, à
Saddam Hussein, entrevue du 25 juillet 1990.
"Mentir fait partie de la défense de l'Administration.
Un journaliste accepte de mentir quand, selon lui, cela va dans le sens
de l'intérêt national."
Martin Kalb, journaliste à CBS.
Mises ensemble, ces déclarations signifient
ceci: le gouvernement américain s'attribue le droit de diffuser
des médiamensonges via ses services secrets et via des journalistes.
On
s'en doute, mais imagine-t-on l'ampleur de cette activité de désinformation?
La CIA emploie 20 000 agents. Un tiers de ses
budgets sont consacrés à "l'information". Conclusion logique:
travailler avec des journalistes est un axe central de l'activité
de la CIA.
Carl Bernstein, qui dénonça le
scandale du Watergate, a révélé en octobre 1977 que
400 journalistes US au moins étaient employés "pour aider
à recruter et à utiliser des étrangers en tant qu'agents,
à rassembler et évaluer des informations et à placer
de fausses informations avec des responsables de gouvernements étrangers".
Les documents de Bernstein démontraient que ces journalistes étaient
engagés dans ces tâches "pour le compte de la CIA, avec le
consentement des directions des principaux médias américains."
Source:
Ron Ridenour, Backfire: the CIA's biggest burn, New York, 1991.
Lors de la Commission d'enquête de 1976,
la CIA avoua rémunérer régulièrement une centaine
de journalistes. Son directeur de l'époque,
un
certain George Bush, insista pour que la commission ne publie aucun nom
de journaliste.
Quels pays sont visés par cette désinformation
de la CIA? Même les pays occidentaux ne sont pas à l'abri.
Dans les années 50 et 60, des campagnes de presse ont été
menées en France et en Italie pour y contrer la popularité
des partis communistes. D'autres campagnes, plus discrètes, visent
à influencer la politique des alliés.
Mais bien entendu, les cibles sont surtout les
pays "dangereux", les ennemis de l'Amérique. Au Chili, pour saper
le régime progressiste d'Allende, des correspondants ont fabriqué
de fausses dépêches, reprises ensuite dans le monde. Durant
la guerre du Viêt-nam, des campagnes de propagande à grande
échelle ont été menées en Indochine aussi bien
qu'en Occident, parfois, les "faits" étaient purement et simplement
fabriqués. Ainsi, afin d'intensifier l'intervention US, la CIA acheta
un cargo et le déguisa en navire vietnamien, chargé d'armes
provenant prétendument de pays socialistes; le bateau et ses armes
furent "capturés" dans une fausse bataille et des articles tout
aussi faux prouvèrent ainsi l'engagement des pays socialistes dans
la guerre...
Source: Washington Post, mars
1982. Un autre exemple d'information fabriquée par la CIA: la fameuse
"filière bulgare" de l'attentat contre Jean-Paul II. Magistralement
retracée par Herman et Brodhead, The rise and fall of the Bulgarian
connection, New York, 1986.
Le Nicaragua sandiniste a également été
victime d'une campagne très systématique de désinformation.
En 1982, "le département d'Etat organisa une conférence de
presse où devait témoigner Orlando José Tardencilla,
citoyen nicaraguayen qui s'était fait capturer par l'armée
salvadorienne alors qu'il combattait avec les rebelles du Salvador. Il
devait raconter aux journalistes américains comment les sandinistes
du Nicaragua exportaient leur révolution au Salvador. A la surprise
générale, Orlando récusa les propos des officiels
du département d'Etat selon lesquels il avait reçu une formation
militaire à Cuba et en Ethiopie. Il déclara avoir été
manipulé par les autorités américaines qui l'avaient
menacé de mort. Bien évidemment, la conférence de
presse fut rapidement annulée."
Actuellement, nos médias regorgent des
"atrocités" attribuées à la guérilla péruvienne
de Sendero Luminoso (le Sentier Lumineux). Jamais, il ne leur viendrait
à l'idée de publier la version très plausible et parfaitement
disponible de Sendero. Ni de se poser une question pourtant évidente:
si ce mouvement est si "barbare" à l'encontre de la population,
comment peut-il disposer d'un soutien tel que la CIA considère sa
prise de pouvoir comme très vraisemblable?
Ces articles d'intox peuvent parfois donner lieu
à des situations cocasses. Ignorants qu'ils ont été
fabriqués "dans la maison", des responsables politiques, diplomatiques
ou des services secrets peuvent tomber eux-mêmes dans le panneau.
Aussi, Ray Cline, ancien directeur adjoint des renseignements de la CIA,
précisait: "Si un journaliste étranger fait passer une fausse
nouvelle après avoir eu des contacts avec la CIA, alors il ne faut
pas oublier d'avertir les ambassades américaines et le département
d'Etat afin d'éviter des erreurs d'interprétation. Le département
d'Etat doit informer les grands organes de presse qu'il ne faut pas compter
sur cette information."