L'abri civil bombardé
"Il y a 16 heures, un avion américain a lancé une bombe
sur Hiroshima, une importante base de l'armée japonaise."
Harry Truman, président des Etats-Unis, le 6 août 1945
"Hier soir, les forces de la coalition ont bombardé un centre
de commandement et de contrôle militaires à Bagdad."
Marlin Fitzwater, porte-parole de la Maison-Blanche, le 14 février
1991
Hiroshima, Bagdad. A quarante-cinq ans de distance, les mêmes
explications, presque les mêmes mots pour camoufler en "objectif
militaire" la mort de civils innocents.
Le 13 février 1991, peu avant une heure du matin, un abri de
la périphérie de Bagdad est touché par deux missiles
américains. Plusieurs centaines de civils y périssent carbonisés.
Dans le monde, l'indignation est grande. Le mythe de la guerre "propre
et courte" vacillera-t-il?
Bagdad dénonce: "l'intention de tuer. Ce n'est pas une erreur,
c'est une opération planifiée." Washington prétend
au contraire qu'il s'agissait "d'un centre de commandement militaire, peint
et camouflé pour évité d'être détecté".
Thèse immédiatement démentie par Jacques-Marie Bourget
(Paris-Match): "Aucun journaliste occidental dans la capitale irakienne
ne doutait qu'il s'agit d'un abri civil." Quelle attitude Le Monde et Le
Soir adopteront-ils face à ces deux versions de la tragédie?
Leur stratégie tient en quatre points: 1. privilégier la
version US; 2. éviter tout esprit critique à l'égard
des nombreuses contradictions de cette version US; 3. centrer l'attention
sur la polémique "qui a raison?" pour éviter de décrire
les faits dramatiques et émouvants; 4. utiliser des diversions pour
compenser l'effet négatif.
Le 14 février 91, Le Soir utilise la vieille tactique du "Je
vous ai compris". L'article reproduit page ci-après commence par
épouser les sentiments d'indignation qui dominent l'opinion face
à ce crime.
Avant de les retourner habilement (?) en une nouvelle accusation contre
Bagdad.
Le Soir
14 février 1991
Ce n'est pas une erreur, dit le Pentagone. Mais alors?
La guerre propre n'existe pas: ces termes mêmes contiennent leur antinomie. D'où qu'elles viennent, à quelque époque qu'elles soient prononcées, les expressions d'opération chirurgicale, d'offensive limitée à des cibles militaires, (Le Soir a fréquemment employé ces expressions. A-t-il également abusé les opinions publiques?) n'abusent que les commentateurs politiques et les opinions publiques. Pour un temps. Si quelques observateurs conservaient une illusion à ce sujet, celle-ci aura été balayée, mercredi, par les images diffusées par une CNN à nouveau irremplaçable.
Dans l'état actuel de l'information, c'est la leçon essentielle, sinon la seule indiscutable, que dicte la mort de plusieurs centaines de civils irakiens, parmi lesquels une majorité de femmes et d'enfants. Dès hier midi pourtant, la passion, c'est-à-dire la juste émotion devant l'horreur, alimente un débat réduit à des hypothèses: le débat des responsabilités.
Il n'y a guère que trois hypothèses, à la réflexion, toutes trois insatisfaisantes et effrayantes. La première que semblent vouloir écarter les briefings des militaires, tant à Riyad qu'au Pentagone, identifie ce massacre à une erreur: les aviateurs américains auraient repéré dans ce quartier populeux de Bagdad un bunker réservé aux communications militaires mais, induits en confusion par l'aspect extérieur des bâtiments, auraient détruit à sa place un abri proche. (Cherche une explication favorable à Washington. Mais elle ne repose sur rien.)
La deuxième explication est épouvantable pour Washington, et d'ailleurs fermement réfutée par les autorités militaires: les bombardiers américains auraient pris comme objectif une zone habitée, voire précisément cet abri, parce que leurs renseignements soupçonnaient une activité militaire diffuse dans ce quartier. Quant à la troisième hypothèse, elle accuserait Bagdad d'un véritable crime: la concentration volontaire de civils, femmes et enfants, dans un bunker effectivement consacré à des opérations militaires secrètes. La nature du régime de Bagdad ne permet pas d'écarter tout à fait ce scénario infernal, même si le nombre et l'identité des victimes, plusieurs centaines de civils tués, très peu d'hommes le rendent peu plausible. (Ecarte une explication défavorable à Washington.)
Il est d'ores et déjà plus aisé d'esquisser les conséquences politiques de cette tragédie que d'en appréhender les causes. L'incendie antiaméricain et antioccidental va reprendre vigueur dans le monde arabe alors que Saddam Hussein y puisera sans doute la détermination à choisir le plus dangereux des jusqu'au-boutismes. S'il en a les moyens, il utilisera peut-être désormais la mort des civils pour "justifier" le recours à des armes jusqu'ici restées muettes: les têtes chimiques, le terrorisme aveugle.
Bagdad exploitera (noter le terme péjoratif) à coup sûr la blessure infligée par les avions américains: mercredi, pour la première fois, le reporter et le cameraman de CNN ont pu travailler sans censure, autour de l'abri dévasté... C'est plus qu'une évolution dans la couverture de la guerre. Le signe d'un inquiétant dérapage dans la conduite de celle-ci. (Comprenons-nous bien? On s'inquiète que CNN ait pu montrer sans censure les dégâts tragiques! Ce terme "dérapage" (qui signifie une exception à la guerre propre) contredit entièrement la première phrase de l'article "la guerre propre n'existe pas".)
Article de: Jean-Paul Collette
Fausse impartialité
Il reste que ce bombardement a eu un impact sur les opinions publiques
occidentales. Aussi, le lendemain, en page une du journal Le Soir, Baudouin
Loos revient sur les "hypothèses" afin de reprendre la situation
en mains. Son titre "Un camp parle de carnage, l'autre de mise en scène"
donne l'impression qu'il va aborder impartialement les deux "versions".
En réalité, 43 lignes seront consacrées aux arguments
en faveur de la thèse US et six seulement à sa mise en cause.
D'une manière générale, dans l'ensemble des articles
qu'il consacrera à cet événement, Le Soir accordera
23 lignes à la version irakienne et 288 lignes à la version
américaine! Le Monde ne fait guère mieux: 59 lignes "contre",
444 lignes "pour" Washington. En outre, le seul commentaire photo de la
page du Soir (une grande partie des lecteurs ne liront que cela) donne
la parole à la version US: "Dick Cheney: il est possible que Saddam
Hussein ait placé intentionnellement des civils dans un bunker militaire
camouflé").
Plus encore que les chiffres, la nature de certains arguments employés
indigne. Loos commence par:
Le syndrome de Timisoara s'est insidieusement glissé dans la
guerre du Golfe. (...) des voix s'élèvent maintenant pour
dénoncer une sinistre mise en scène dont se seraient rendues
coupables les autorités irakiennes pour susciter l'indignation dans
le monde entier. Plutôt vicieux: Timisoara était un faux
charnier, que les médias avaient gonflé pour alimenter une
propagande anticommuniste. Ce même Soir, qui avait été
en dessous de tout dans l'affaire de Timisoara, invoque à présent
Timisoara pour tenter de nier un véritable charnier!
Et avec quels arguments! Alors que, dans le monde, les voix de la dénonciation
indignée dominaient très largement, les seules "voix" que
Loos entend sont celles "d'experts" israéliens selon qui la plupart
des corps exhibés seraient en réalité ceux de personnes
tuées depuis quelques jours, qui auraient été emmenés
dans l'abri, imbibés d'essence, puis brûlés. Mais pour
des dermatologues également israéliens, les brûlures
remonteraient à plusieurs jours, vu la couleur des lésions...?
Après avoir privilégié d'aussi sérieux
"experts", et se rendant compte de l'invraisemblance, Loos juge "difficile
d'entrer dans un débat de cette nature" avant de mentionner très
rapidement le témoignage de Bourget que nous avons cité plus
haut: "Aucun journaliste occidental dans la capitale ne doutait qu'il s'agissait
d'un abri civil." D'abord, Loos gonfle un faux débat; puis, il fait
porter son scepticisme sur la donnée ici la plus fiable (les témoignages
unanimes des envoyés spéciaux) pour parvenir à "renvoyer
dos-à-dos" les deux versions.
Quant à l'impression finale, une fois encore, Loos nous laissera
plutôt sur un sentiment anti-Irak: "les missiles Scud irakiens, d'une
notoire et aveugle imprécision, auraient pu faire des dizaines,
voire des centaines de victimes également en Israël, n'était
la chance des citoyens hébreux (...)".
Le Figaro, lui, ajoutera des "barbelés" autour de l'abri
(pour
faire plus militaire?)
et commentera: "Quand
les civils se réfugient dans des zones militaires et les militaires
dans des zones résidentielles, comment faire la distinction." D'autres
médias évoqueront "une antenne" sur l'abri.
En
fait, il s'agissait d'une antenne de télévision pour permettre
une détente aux gens réfugiés dans l'abri.
Un autre article du Soir, également du
15 février, estime que "l'émotion ne peut dispenser de rechercher
la vérité". Mais l'article se limite à aligner, sans
aucune critique, des arguments américains.
Cependant, cette version US ne convainc personne.
D'autant que les Américains disent détenir des preuves, encore
des photos-satellites, mais refusent à nouveau de les fournir. Aussi,
le 18 février, Le Soir devra bien ajouter un dernier article: "Le
raid a été une erreur, les informations qui l'identifiaient
uniquement comme bunker militaire étaient dépassées",
selon "des sources haut placées au Pentagone". Le Soir ne revient
nullement sur les divers mensonges et contradictions des versions US, mais
n'oublie pas de terminer par une note anti-irakienne: "Un officier de renseignement
américain a accusé samedi les Irakiens de causer eux-mêmes
des dommages à certains de leurs sites civils afin d'accuser les
aviations américaine et alliée." Façon d'insinuer
qu'il ne faut pas trop croire les Irakiens à propos de l'abri.
Privilégiant la version américaine,
Le Soir et Le Monde se montrent étonnamment peu curieux. Car, en
réalité, il n'y a pas moins de trois versions américaines
qui se contredisent: 1° la version citée un peu plus haut des
informations (satellites) dépassées": "nous n'avions pas
d'informations recueillies sur place et nous ignorions totalement que des
civils s'y trouvaient"; 2° "un haut responsable américain a
ajouté que de nombreux militaires en uniforme avaient été
vus entrant et sortant de ce bunker ces derniers jours"; 3° "la possibilité
que les responsables des opérations de bombardements aient pris
pour cible ce qu'ils croyaient être un abri destiné à
des officiels irakiens et à leurs familles.
Résumons: ou bien "on n'a pas d'information",
ou bien "on a vu de nombreux militaires entrer", ou bien c'étaient
"des officiels irakiens". Mais pas les trois ensemble, non?
Une polémique qui fait diversion
Pourtant, Le Monde explique que les Américains
ne "prouvent pas" leurs affirmations. Ceci est encore un euphémisme:
devant des explications manifestement contradictoires, le devoir du journaliste
ne serait-il pas de les critiquer et de les démonter?
Il reste que le quotidien français donne
davantage de place à la polémique que Le Soir. Mais ceci
nous semble remplir une fonction particulière. En centrant l'attention
sur la polémique "les Américains disent-ils vrai ou non?",
on écarte l'attention des faits eux-mêmes, on diminue l'impact
de la tragédie et l'émotion produite sur l'opinion publique
occidentale. On provoque un réflexe: "Il est tellement compliqué
de découvrir la vérité entre ces versions contradictoires,
ne nous en occupons pas." Cela alors que la version américaine ne
tient vraiment pas la route deux minutes.
Le 14 février, dans sa rubrique quotidienne
"le film des événements", on pourrait s'attendre à
du factuel sur ce carnage. Mais après 14 lignes de faits, Le Monde
publie 16 lignes de réactions arabes et... 58 lignes de justifications
pro-américaines. Puis, 103 lignes sur d'autres sujets très
secondaires.
Curieux "film des événements".
Veut-on
éviter de parler des souffrances qui dérangent?