3. La démonisation de Saddam Hussein
En quelques semaines, "Saddam Hussein" devint une injure courante dans la vie quotidienne des pays occidentaux. Injure maniée par des gens qui, un mois plus tôt, n'auraient pu situer l'Irak sur une carte géographique et ne savent toujours pas grand-chose aujourd'hui sur cet homme et son pays.(L'ignorance engendre tellement de maux... Et elle ne se laisse pas attaquer sans résistances... Emmanuel Xedah, note du C.A.R.L.). Tel est le résultat d'une campagne de démonisation. Trois points nous intéressent ici: 1. Est-il possible de porter un jugement plus nuancé et équilibré sur l'homme Saddam Hussein? 2. Pourquoi s'en est-on pris précisément à lui et à ce moment? 3. Par quels procédés (réutilisables) la presse démonise-t-elle un adversaire de l'Occident?
Un seul aspect ou deux?
Sur quoi repose la "démonisation" de Saddam Hussein? Sur le fait
qu'il soit un dictateur? C'est incontestable. Le régime du parti
Baas a organisé des campagnes de terreur contre des minorités
nationales et des groupes d'opposants, notamment le parti communiste dont
un grand nombre de membres ont été exterminés. Il
est connu qu'à cette époque et durant la guerre contre l'Iran
(menée avec des armes et le soutien financier des Etats-Unis et
de la plupart des puissances européennes, de l'Arabie Saoudite et
du Koweït), Saddam Hussein recevait les éloges appuyés
de la plupart des chefs d'Etats occidentaux.
Alors que son dossier "Koweït" présente pourtant quelques
arguments sérieux, comme nous le verrons bientôt, la manière
dont Saddam Hussein a opéré cette annexion, de façon
purement militaire et sans chercher à mobiliser les populations
vivant au Koweït, est typique d'une bourgeoisie bureaucratique. Comme
l'analyse Samir Amin: "Il n'est pas possible de concevoir l'unité
arabe comme dans le cas de l'Allemagne au XIXème siècle,
"conquise" par la Prusse. L'erreur des autocrates comme Saddam Hussein
est de ne pas le comprendre. La seule voie est celle de la démocratie,
de transformations sociales progressistes, du respect de la diversité
des intérêts locaux." L'aspect négatif du régime
est donc bien réel, même s'il convient d'être très
prudent pour savoir quels faits sont effectivement prouvés. Un exemple:
on accuse abondamment Saddam Hussein d'avoir déclenché une
guerre meurtrière avec l'Iran. Il faudrait rappeler que Khomeiny
avait appelé à renverser "le régime communiste infidèle"
d'Irak, qu'en septembre 80, l'Irak avait déposé 80 plaintes
pour incidents frontaliers et attaques de villes irakiennes, déclenchées
par l'Iran.
Ecoutons le jugement que nous a présenté un opposant
irakien de gauche, réfugié en Europe: "Oui, c'est un dictateur.
Dans le parti Baas, il a éliminé les gens qui voulaient instaurer
une vie de parti, des discussions. Il s'est retrouvé le seul personnage
glorifié. Dans sa vision, le monde arabe doit partager ses ressources.
Mais après la guerre contre l'Iran, il a renforcé sa domination
sur le pays et une vision nationaliste de l'Irak. Le régime a aussi
été séduit par une tendance "pétrodollars",
enviant le confort des émirs et rêvant de devenir comme eux.
Son entourage, son fils se comportent ainsi: train de vie, nombreuses sociétés...
Dans son esprit, il n'y a pas de place pour la contradiction. Il a éliminé
toute personne en divergence avec lui, même dans les instances gouvernementales.
Il a fait assassiner des baasistes de gauche, des communistes, des khomeinistes.
Il est vrai qu'il devait se défendre contre la CIA et l'Iran qui
manipulaient les Kurdes et les chiites. (A voir sur ce site, le livre:
Les Sociétés Secrètes, le chapitre: La CIA et le Shah
d'Iran, note du C.A.R.L.). Mais même quand il n'y avait pas de danger
précis, il a réprimé les opposants. Des syndicalistes
aussi: d'un côté, il y avait en Irak le code de travail le
plus progressiste du monde arabe, mais de l'autre côté, il
a décrété qu'il n'y avait plus besoin de syndicats
et que la grève serait passible d'une condamnation à mort.
Tous ces aspects, on ne peut les nier. Pourtant, je dénonce l'hypocrisie
des Occidentaux: s'ils attaquent Saddam Hussein, ce n'est pas parce que
c'est un dictateur, c'est parce qu'il leur résiste. Aussi, depuis
que l'Irak a été attaqué par l'Occident, j'ai soutenu
sa résistance et considéré mes reproches au régime
comme un aspect secondaire dans les circonstances présentes."
Effectivement, à la différence de la propagande au sens
classique de terme, l'analyse doit considérer les deux aspects,
et non un seul, d'un régime ou d'un dirigeant. L'autre aspect du
régime irakien, c'est qu'en deux décennies, la parti baas
au pouvoir a transformé un pays arriéré en un Etat-nation
puissant. La nourriture était bon marché, l'enseignement
gratuit et les soins de santé très largement disponibles.
L'espérance de vie était passée de 56 ans en 1982
à 64 ans en 1990. La mortalité infantile avait été
réduite de moitié (quarante pour mille). L'émancipation
des femmes était une réalité, contrastant avec le
régime féodal des émirs. L'Irak produisait davantage
d'ingénieurs, de médecins et de scientifiques que n'importe
quel autre pays du monde arabe et même les non-Baasistes étaient
fiers de ces réalisations.
Au lieu de dresser un tableau équilibré de ce pays avec
les deux aspects, négatif et positif, les médias ont présenté
un portrait unilatéral, entièrement noir: une gigantesque
prison où n'existait que la volonté d'un seul homme. Bon
nombre le détestent, c'est certain, mais Saddam Hussein ne bénéficie-t-il
quand même pas d'un soutien d'une partie importante de sa population,
du fait de ses réalisations et de sa défense de la nation
arabe? S'il n'a aucun soutien, on se demande comment les Etats-Unis ne
sont pas parvenus à le renverser à la fin de la guerre, lorsque
le pays était si affaibli et désorganisé?
Pourquoi seulement ce dictateur-là?
Deuxième question: si Saddam Hussein a été démonisé
en tant que "tyran", pourquoi une telle campagne médiatique n'a-t-elle
jamais été appliquée aux dirigeants de pays comme
l'Afrique du Sud, l'Arabie Saoudite, le Salvador, le Guatemala, les Philippines
ou le Zaïre? Pourquoi le président Bush serre-t-il sur son
coeur le rapport d'Amnesty sur les crimes du régime irakien, mais
ignore-t-il complètement les rapports tout aussi effroyables concernant
l'Arabie Saoudite
("les partis politiques et les syndicats sont interdits, les détenus
politiques ne sont pas informés des raisons de leur arrestation,
ils sont couramment torturés ou maltraités") ou la Syrie
("des milliers d'opposants présumés arrêtés,
refus des soins médicaux pour les blessures occasionnées
par la torture systématique")? Pourquoi le président irakien
était-il systématiquement traité par les médias
de dictateur, tyran, boucher de Bagdad, et on en passe, alors que le tyran
qui gouverne l'Arabie Saoudite était respectueusement appelé
"le roi Fahd" et que le boucher de Damas restait qualifié de "président
syrien"? Pourquoi le tyran qui gouverne le Maroc avec férocité,
est-il l'ami des chefs d'Etats européens et invité avec tapis
rouge sur les chaînes françaises?
Comparons le sort réservé à Saddam Hussein et
à Mobutu. Tous deux ont employé la manière forte pour
maintenir leur pouvoir. Mais le premier a développé son pays,
lui assurant une prospérité assez largement répartie,
tandis que le second a plongé le Zaïre dans la misère
en le vendant au plus offrant et en se constituant un trésor personnel
qui en fait un des hommes les plus riches du monde. Lequel des deux méritait
davantage une campagne de démonisation?
Il est évidemment fort bien de dénoncer les violations
des droits de l'homme. Mais d'abord, est-ce à l'Occident de poser
les termes de ce procès? Le premier droit de l'homme, n'est-il pas
celui de vivre, et de vivre décemment, et l'Occident n'en prive-t-il
pas des centaines de millions d'habitants du tiers monde? D'ailleurs, est-ce
par idéal désintéressé que les médias
occidentaux lancent des campagnes à grande échelle? Au Mexique,
en six mois, on a enregistré plus de mille plaintes pour torture,
y compris contre des enfants, et la présidente de la Commission
des Droits de l'Homme, Norma Corona Sapien, a été tout simplement
assassinée; au Guatemala, les forces de sécurité continuent
à torturer à tout bout de champ et à éliminer
physiquement les opposants; au Salvador, sous le nouveau président
Cristiani, le nombre de cas d'éxécutions par des escadrons
de la mort a doublé. On parle très peu, et jamais pour justifier
une action internationale.
Remontons dans le temps. Le régime argentin est responsable
de la mort d'environ 11.000 opposants entre 1976 et 1982. Celui de Pinochet
a massacré 20.000 personnes entre 1973 et 1985. Ces faits n'ont
pas été cachés par nos médias, mais leur a-t-on
jamais donné l'ampleur d'une campagne comme celle qui a visé
l'Irak?
En mai 1980, le massacre du Rio Sumpul au Salvador et en mai 1978,
celui du camp de réfugié de Kassinga en Angola firent chacun
600 morts en une seule journée! Dans tous ces cas, les médias
ont, au mieux, couvert l'information par quelques lignes en bref ou par
des articles d'un jour. Jamais par une campagne systématique. On
touche ici à l'un choix fondamentaux, inavoués, de la presse.
Une nouvelle aura un poids complètement diffèrent selon qu'elle
sera traitée en brève, en article plus important mais limité
à une journée, ou bien en campagne répétitive.
Dans les premières catégories, on retrouvera, dans le meilleur
des cas, les nouvelles gênantes ou sans intérêt politique
pour l'establishment. N'auront droit à des campagnes répétitives
que les informations utiles politiquement.
Les auteurs américains Chomsky et Herman ont montré,
chiffres à l'appui, comment les médias privilégiaient
les victimes "intéressantes" (celles des régimes communistes
ou nationalistes du tiers monde) et minimisaient, voire escamotaient les
victimes gênantes, celles dont sont responsables des gouvernements
amis. Leur conclusion: jamais, nos médias ne mènent une campagne
systématique contre un régime qui nous est favorable.
Saddam Hussein était-il un grand démocrate avant 1988?
Durant la guerre Iran-Irak, pourtant nos médias n'ont nullement
mené de campagne contre lui. Parce qu'à ce moment, cette
guerre était souhaitée, voire provoquée, par l'Occident
qui y voyait un moyen d'affaiblir l'Iran jugé dangereux. Cyniquement,
Henry Kissinger souhaitait qu'Iran et Irak "s'entretuent le plus possible".
Tout aussi cynique, Geoffrey Kemp, qui fut chef de la section Moyen-Orient
du Conseil national de sécurité sous Reagan, avouera en 1990:
"Nous n'y étions pas vraiment si naïf. Nous savions que Saddam
Hussein était un fils de pute, mais c'était notre fils de
pute." Ce langage châtié signifie que Washington, et les médias,
pouvaient tout pardonner au "boucher de Bagdad" car il était jugé
défendre les intérêts des Etats-Unis.
Voilà pourquoi les médias ne menaient pas une campagne,
avant 1988, contre le "modéré" Saddam Hussein. Voilà
pourquoi le premier ministre français Raymond Barre enjoignait même
aux télévisions françaises de ne pas couvrir les communiqués
des opposants irakiens.
Comment on fabrique un Diable effrayant
Khomeiny mort, Gorbatchev recyclé, l'Occident devait-il se trouver
un nouveau substitut du Diable? Oui. Du temps de la guerre froide, les
interventions occidentales contre des pays du tiers monde étaient
régulièrement justifiées par le "péril soviétique"...
On prétendait empêcher "l'impérialisme soviétique"
d'étendre ses tentacules en Corée, au Viêt-nam, en
Angola, au Zaïre, au Nicaragua, à Grenade, etc. A présent,
tout repose sur la démonisation de l'adversaire...
Pour ce faire, différents modèles de "démons"
sont disponibles: le terroriste (par exemple, Kadhafi), le trafiquant de
drogue (par exemple, Noriega), le fou qui menace d'utiliser des armes chimiques
ou nucléaires (Saddam Hussein). Il est parfaitement possible de
combiner plusieurs thèmes pour un même personnage. Ou de les
réutiliser contre des adversaires successifs: ainsi, les attentats
aériens de Lockerbie et contre un DC-10 français au-dessus
de l'Afrique ont été attribués tour à tour
à Hafez el Assad ou à Kadhafi, selon les besoins politiques
américains du moment. Plus un adversaire est jugé important,
plus il combinera de thèmes. Cette accumulation de richesses devrait
précisément attirer l'attention du public: elle est généralement
le signe d'une campagne de désinformation.
Dans une telle campagne, les reproches n'ont pas besoin d'être
sérieux ou vraisemblables? En se dédouanant par l'emploi
de l'un ou de l'autre conditionnel, on peut se permettre d'accumuler n'importe
quelles charges au dossier, y compris des révélations manifestement
fabriquées comme nous le verrons plus loin avec le faux "capitaine
Karim" ou la "fortune de Saddam". Même si certaines ne tiennent pas
la distance, l'ensemble aura créé une réputation qui
collera définitivement au personnage diabolisé. Ainsi, en
juillet 91, Le Soir a même réussi à titrer à
la une sur l'implication éventuelle de Saddam Hussein dans le meurtre
de l'homme politique belge André Cools. Baudruche dégonflée
dès le lendemain, mais qui contribuait à maintenir la tension
de la campagne médiatique.
Saddam fou et malade
"Cet homme ne peut pas être normal." Dick Cheney, secrétaire
US à la Défense, le 07/08.
"Nécessité maladive, chez un psychopathe, d'élargir
toujours la menace?" Le Soir, 11/08
"Saddam Hussein était sous le contrôle permanent de trois
médecins qui lui administraient de forte doses de tranquillisants
(...) On se prenait à songer à Hitler terré lui aussi
dans son bunker peu avant son suicide et se bourrant de strychnine" (sic).
Le Soir, 06/02
Saddam-animal
"Un grand prédateur n'est jamais apaisé; s'il paraît
sommeiller, c'est simplement parce qu'il digère sa dernière
proie." Le Monde, 21/08.
"Saddam Hussein, bête traquée aux nerfs détraqués."
Le Soir, 06/02.
"Le dictateur irakien aux abois est contraint de lâcher sa proie."
Le Monde, 27/02.
Saddam-Satan
"Les otages sont dans les griffes du diable." Daily Star, (Grande-Bretagne),
23/08.
"Raminagrobis d'un jour, rentrant ses griffes en esquissant un sourire
sous sa noire moustache."
Le Monde, 25/08.
"Les missiles Scud...hideux joujous bricolés par Lucifer-Saddam."
Le Soir, 26/01.
"Il voue ses ennemis à l'enfer nucléaire, chimique et
biologique." Le Soir, 30/01.