Embargo: la guerre continue
Combien savent que 300 enfants meurent chaque jour des conséquences de l'embargo imposé à l'Irak? Combien savent que le PNB par habitant y est tombé de 2.365 dollars (en 1988) à 65 dollars? Pas ceux qui lisent les médias dominants. En tout cas. Voici donc quelques extraits d'un récit de voyage que j'ai publié sous le titre "Ce que j'ai vu à Bagdad". Faut-il préciser que les grands médias ont refusé d'y faire écho...
Comme nos médias n'en parlent pas, beaucoup de gens en Occident ne savent tout simplement pas que l'Irak vit toujours sous un blocus impitoyable imposé par l'ONU (que dominent les Etats occidentaux). Posant des conditions impossibles, un comité de sanctions empêche l'Irak de financer ses besoins par la vente de son pétrole. En outre, plusieurs Etats occidentaux continuent à bloquer les avoirs irakiens à l'étranger, l'empêchant ainsi de financer ses importations. Théoriquement, alimentation et médicaments ne sont pas concernés, mais en réalité si. On trouve de la nourriture sur les marchés mais le blocus a fait grimper les prix de façon vertigineuse. Ruinées, de nombreuses familles doivent vendre leur maison et tous leurs biens pour acheter à manger.
Comment nous assassinons des bébés
Assise sur un lit, une femme en noir pleure doucement.
A côté d'elle, dans une couveuse, son bébé vit
ses dernières heures. Le docteur Muayad m'explique dans son langage
scientifique: "Enfant mâle de sept jours, né avant terme,
atteint de convulsions dues à une hypocalcémie (l'alimentation
de la mère a manqué de calcium). Les convulsions sont fréquentes
et ont provoqué des lésions permanentes au cerveau. L'enfant
se trouve dans un coma profond, sans réflexes ni réactions
à l'environnement. Atteint de paralysie respiratoire, il a besoin
d'une assistance médicale pour respirer.
Il fait une crise de bilirubine. Nous devrions
changer son sang, mais les pièces (il me montre une boîte
vide) nous manquent."
Nous sommes à l'hôpital pour enfants
de Bagdad. Dans la même salle, six autres bébés. Dans
le couloir, une succession de salles semblables, remplies des mêmes
souffrances... Beaucoup vont mourir, d'autres resteront handicapés
à vie. 2.000 enfants irakiens victimes du blocus chaque semaine.
Et dire que les soins de santé en Irak avaient atteint un niveau
élevé, quasiment pareil à celui de l'Occident! Donc,
ces bébés, on aurait pu facilement les sauver
...
Sans le blocus.
Ali (deux mois) souffre de septicémie. Son ventre gonflé est énorme, tout son corps est d'une couleur jaune effrayante. "Système biliaire infecté", m'explique le docteur. "Le foie est atteint. La mère a manqué de nourriture durant sa grossesse. En outre, cette couveuse ne fonctionne pas, faute de pièce de rechange. Nous avons fait une demande pour ce genre de pièces au comité des sanctions. Pas de réponse."
Refrain presque monotone: "Celui-ci souffre de
diabète; nous n'avons pas d'insuline." "Cette petite fille de quatre
jours souffre de septicémie, à cause de la malnutrition de
la mère; elle n'arrive pas à respirer." "Ce garcon souffre
de spasmes. Nous manquons du calcium qui permettrait de maintenir ses fonctions
musculaires et cardiaques. C'est particulièrement triste, car c'est
l'enfant unique de la famille, né enfin après dix années
de stérilité." "Celui-là respire avec peine, mais
nous n'avons pas pu lui assurer l'oxygène dont-il avait besoin."
Le nombre de prématurés a considérablement
augmenté. Beaucoup de mères n'ont plus les moyens de subir
les examens prénataux qui permettraient de repérer les problèmes.
On manque aussi des vaccins qui étaient fournis aux mères
enceintes. Cela provoque notamment une forte hausse du "tétanos
des nouveau-nés". "Malheureusement", ajoute le docteur Muayad, "la
plupart de ces bébés vont mourir."
Nous passons dans une autre section. Abasco, un
petit garçon de 8 ans, aveugle, est couché immobile sur un
lit. "Infection chronique des reins. Sa mère l'a amené d'une
petite ville à 400 km d'ici. Il devrait subir une dialyse (c'est-à-dire
un nettoyage du sang pour compenser le mauvais fonctionnement des reins)
que nous ne pouvons effectuer. Manque de pièces, manque de matériel.
Il risque donc très fort de s'infecter. Il lui faut des antibiotiques,
mais nous n'en avons pas non plus."
Et d'ajouter, à voix basse: "Nous sommes
pessimistes."
Durant toute la visite, Feliha, infirmière
de 23 ans, nous a accompagnés. Aidant à présenter
les enfants, expliquant aux mères pourquoi ce visiteur occidental
pose tant de questions. Elle ne m'a rien dit, mais au moment de prendre
congé, elle se lance avec fougue:
"Je
sais ce que pensent toutes ces mères silencieuses. Je voudrais le
communiquer aux autres mères du monde. Nous n'avons pas d'insuline
pour les diabétiques, nous manquons de vaccins, nous manquons de
tant de choses! Dites bien en Europe ce qui se passe ici, dites bien qu'on
nous empêche de sauver ces enfants!"
Effrayante visite. Quand vous sortez d'un tel
endroit, vous ne pouvez plus rien manger de la journée, vous essayer
de penser à autre chose, mais c'est impossible, vous regardez les
enfants dans la rue avec un autre regard, et vous essayez d'imaginer:
que
ferais-je si l'on assassinait ainsi mes enfants?
J'ai 32 ans et je vais mourir
"J'ai 32 ans mais je n'ai pas de travail et pas
de rêves d'avenir car je vais mourir." Le Baghdad Observer de ce
matin publie l'appel pathétique qu'une jeune femme irakienne, Intisar
Mohammed Mit'ib, adresse à Boutros Ghali et aux organisations de
femmes du monde entier: "Avant le blocus, je travaillais comme infirmière
dans un hôpital de Bagdad. J'ai contracté un fibrome au sein.
Faute de médicaments, les médecins n'ont pu me soigner. L'infection
s'est développée en un cancer du sein.
On a dû amputer mon sein gauche, puis le
droit également. S'il y avait eu assez de médicaments, j'aurais
pu être soignée.
Je voudrais
poser une question au Conseil de sécurité de l'ONU: le fait
d'appartenir à tel pays est-il un crime qui mérite la peine
de mort?"
A mon retour en Belgique, j'ai vérifié
si les médias belges et français avaient transmis ce témoignage
bouleversant.
Je n'en ai trouvé
aucune trace.
Amir Al Hilou, directeur de l'Information: "Il n'existe aucune justification aux sanctions imposées à l'Irak. On a d'abord dit qu'elles étaient provoquées par l'entrée de nos troupes au Koweït. Mais ces troupes sont parties depuis longtemps. Puis, on a dit que c'était parce que nous n'appliquions pas les résolutions du Conseil de sécurité. Nous estimons que nous appliquons au moins 90% de ces résolutions; alors, nous avons demandé au Conseil quel taux d'application il exige. Parce que ceux qui déterminent la politique du Conseil sont très "élastique". Vous savez, le Comité général des droits de l'homme publie chaque année un rapport sur le respect de ces résolutions par tous les pays du monde. Il existe des rapports très graves sur l'Arabie Saoudite, l'Egypte ou l'Iran. Mais ces rapports en restent au stade de l'information, ils n'ont aucune conséquence pratique. Le seul rapport qu'on sorte des tiroirs, c'est celui sur l'Irak, pour l'utiliser comme prétexte aux sanctions."
L'usine de lait: l'Occident refuse
qu'elle nourrisse les enfants
Arrivant à "l'usine de lait", je repense
à ce petit garçon de l'hôpital pour enfants, en train
de mourir pour n'avoir pas reçu de quoi se nourrir durant les premiers
mois de sa vie. Et à tous ces enfants irakiens malades ou handicapés,
parfois pour le restant de leur vie, à cause de la malnutrition
actuelle.
Cette usine, fabriquant et emballant du lait
en poudre, pourrait les sauver. En janvier 91, les militaires US l'ont
bombardée, prétendant qu'il s'agissait d'une usine d'armes
chimiques. Ce qu'on démenti tous les journalistes occidentaux qui
s'y sont promenés le lendemain, malgré le danger. En Belgique,
Médecine pour le Tiers Monde a organisé des collectes qui
ont permis de verser un million de francs belges pour aider à reconstruire
l'usine.
Est-elle reconstruite à présent?
Va-t-elle pouvoir produire et donner à manger à tous ces
enfants? Qais Hanna Daoud, directeur, et Abu Grahib, ingénieur,
répondent à mes questions avec un mélange de fierté
et de colère. Oui, l'usine, détruite à 95%, a pu être
reconstruite en onze mois aussi bien dans sa section production que dans
sa section emballage: oui, on a résolu les problèmes techniques
qui avaient empêché le lancement de la ligne de production.
Néanmoins, l'usine ne tourne pas. Pourquoi
donc? Parce que le comité des sanctions de l'ONU refuse depuis quatre
mois l'autorisation d'importer les matières premières. L'ingénieur
Abu Grahib: "Cent tonnes venues d'Europe de l'Ouest nous ont permis de
procéder aux essais. Réussis. Tout est prêt maintenant
pour entamer la production. Mais en fait les Américains ne veulent
pas que l'Irak développe son industrie; ils veulent que nous dépendions
d'eux. Pour toutes nos industries d'ailleurs. On nous dit: ne produisez
pas, achetez"... Résultat: depuis quatre mois, les travailleurs
et cadres se tournent les pouces, attendant qu'on les autorise à
produire,
à sauver des vies d'enfants...
Grâce à ce silence des médias,
l'Occident peut continuer ses beaux discours sur les droits de l'homme,
et de l'enfant, l'Occident peut bien verser des pleurs hypocrites sur les
enfants du tiers monde qui meurent de faim.
( un enfant toutes les 30
secondes, note du C.A.R.L.)
Mais lui-même en assassine ici de
sang-froid. Bush, Clinton, Major, Mitterrand, et vous ici en Belgique,
Dehaene ou Willy Claes: tous les soirs, on pourrait défiler devant
vos bureaux avec une pancarte:
"Combien d'enfants irakiens avez-vous tués
aujourd'hui?"