Etats-Unis: vraiment surpris par l'invasion?
Les médias occidentaux se sont déclarés "surpris"
par l'invasion irakienne du Koweït. Mais ceux qui sont "surpris" ont
la mémoire bien courte. Ainsi, le New York Times qui proclame dans
son éditorial du 03/08/90 que l'Irak a envahi le Koweït "sans
justification ni avertissement" ("without warrant or warning"). Cet éditorialiste
aurait bien fait de relire son propre journal qui écrivait le 28/07/90,
à propos du conflit sur les quotas pétroliers, "l'Irak a
menacé clairement de recourir à la force contre ceux qui
affaiblissent l'accord par leur surproduction - une menace directement
tournée contre les Emirats arabes unis et le Koweït qui, à
eux deux, ont dépassé leurs quotas d'environ un million de
barils par jour".
Le 02/08/90 a été présenté comme un "coup
de tonnerre" dans un ciel serein, une surprise provoquée arbitrairement
par Saddam Hussein. En réalité, cette version de la "surprise"
ne tenait pas...
Un piège?
Avril 90: A Bagdad, "deux sénateurs républicains, MM.
Robert Dole et Alan Simpson, flattent M. Saddam Hussein et l'assurent de
leur amitié ainsi que de celle de M. Bush".
Source: International Herald Tribune, 15-16/09/90.
25/07/90: April Glaspie, ambassadrice américaine en Irak: "Nous
n'avons pas de point de vue sur les différends interarabes, tel
votre différend frontalier avec le Koweït" (...) "Vous avez
amassé des troupes à votre frontière."
Cité dans Jeune Afrique, le 10/10/90.
Ensuite, April Glaspie se vit imposer le silence jusqu'à la
fin de la guerre.
25/07/90: John Kelly, adjoint de James Baker pour le Moyen-Orient: "L'Amérique
n'a pas l'obligation d'aider le Koweït si l'émirat est attaqué."
Déclaration publique citée dans le Time.
Début août 90: Un des principaux conseiller du président
Bush déclare: "Nous avons le sentiment d'avoir conduit (Saddam Hussein)
là où nous voulions qu'il soit".
Source: Newsweek, le 20/08/90
20/08/90: A M. Gorbatchev qui lui reprochait l'aventurisme de l'opération, Saddam Hussein a fait dire le 20/08 (par Saadoun Hammadi, vice-premier ministre et son envoyé à Moscou): "Pendant près d'un mois, nous avons massé nos troupes à la frontière du Koweït et dit que nous pourrions passer à l'action. A aucun moment, les Américains ne nous ont adressé la moindre mise en garde..." Cité dans Jeune Afrique, le 12/09/90.
Ce qu'on ne vous a pas dit:
1. Depuis plus de dix ans, les USA se préparaient
à intervenir militairement dans la région.
1975: Un expert de la Défense américaine publie dans
la revue Harper's Magazine un article intitulé "Pour s'emparer du
pétrole arabe". Il comporte un scénario d'attaque de l'Arabie
Saoudite, un plan pour briser l'OPEP et assurer un contrôle américain
sur les réserves pétrolières.
1979: "Une intervention militaire dans le Golfe est une éventualité
retenue depuis dix ans. En 1979, Jimmy Carter avait créé
une force de déploiement rapide dont la mission prioritaire devait
être la protection des champs pétrolifères de la région."
Source: Salinger et Laurent, Guerre du Golfe, p 137.
1980: "J'ai l'air de dire des choses monstrueuses mais les Etats-Unis
se préparent à intervenir massivement dans le Golfe depuis
1980. Ils ont créé à ce moment-là une force
d'environ 200.000 hommes censés pouvoir être projetés
dans le Golfe si jamais ils en avaient envie."
Source: Alain Joxe, in La Presse en état de guerre, RSF, 1991.
1988: "...La commission sur la stratégie intégrée
à long terme demande "le renforcement des moyens américains
de mener des guerres de haute technicité dans les zones du tiers
monde situées hors du champ couvert par l'OTAN". (...) Cette analyse
semble avoir tout de suite joué un rôle décisif dans
la vision stratégique de l'administration Bush."
Source: Michael Klare, Le Monde Diplomatique, janvier 91.
Février 90: "Il fut alors demandé au ministère
de la Défense de réexaminer sa doctrine afin de se préparer
à d'éventuels conflits avec de tels adversaires. En février
1990, M. Dick Cheney, chef du Pentagone, approuvait un document secret
fixant les règles de défense pour la période 1992-1997,
qui aurait demandé aux forces armées de mettre moins l'accent
sur le danger soviétique et de se préparer à d'éventuels
conflits avec des puissances régionales du tiers monde comme la
Syrie et l'Irak"
Source: New York Times, 07/02/90 et Aviation Week, 13/08/90.
Mars 90: "En mars 1990, on a su, à la suite de débats
et d'interventions de sénateurs américains, qu'il se préparait
quelque chose, (...) les Etats-Unis avaient un plan pour envoyer 200.000
hommes dans le Golfe. Mais pourquoi, se sont demandés certains.
(...) La réponse fut donnée par le général
Schwarzkopf (chef du commandement des forces opérationnelles capables
d'intervenir dans le Golfe): "Non seulement, je ne suis pas pour que l'on
réduise cette capacité, mais je suis pour qu'on l'augmente
car j'ai beaucoup réfléchi et il me semble que le risque
encouru, maintenant que l'Union soviétique n'est plus là,
c'est un conflit dans le genre frontalier Iran/Irak au cours duquel nous
aurions à projeter des forces."
Juillet 90: Schwarzkopf et son staff mettent au point des scénarios
de guerres informatisés, mettant en jeu 100.000 militaires américains,
face à des divisions blindées irakiennes.
Source: Alain Joxe: Cité dans Commission internationale d'enquête.
Toutes ces déclarations et analyses étaient accessibles. Les médias nous gavèrent de "généraux de plateau", experts militaires chargés de répéter les positions de leurs gouvernements. Ne pouvaient-ils interroger un expert militaire qui réponde à la vraie question: les Etats-Unis préparaient-ils une intervention militaire depuis dix ans?
2. Depuis 1988, les USA ont lancé une campagne médiatique anti-Irak
Dès le printemps 1990, l'Irak commença explicitement à
mettre en garde contre une agression israélienne. Le 2 mai, la délégation
irakienne auprès de l'Unesco publiait un document prophétique:
"L'Irak a eu droit ces derniers temps, dans la presse occidentale, à
un déluge de haine, d'injures et de contre vérités
qui rappelle, par certains aspects, l'hystérie anti-arabe qui s'était
emparée en 1956 des médias occidentaux à la veille
de l'agression tripartite contre l'Egypte, menée conjointement par
la Grande-Bretagne, la France et Israël, et l'agression de juin 1967
contre les Arabes."
Citons quelques extraits de ce texte irakien, car il fut complètement
ignoré par les médias occidentaux. L'auteur, Aziz Ali Haïdar,
souligne que la campagne de presse anti-irakienne se déroule de
façon continue: à peine un thème décroit-il
en intensité qu'un autre lui succède. Une orchestration systématique?
"C'est (...) longtemps avant l'affaire Bazoft que les préparatifs
de la campagne anti-irakienne avaient été mis en place. Depuis
le cessez-le-feu, il ne se passait presque pas de semaine sans que des
menaces israéliennes soient proférées contre l'Irak.
Plusieurs hauts dirigeants militaires et politiques israéliens n'ont
d'ailleurs pas hésité à préconiser des attaques
"préventives" contre certaines installations industrielles et militaires
irakiennes sans que cela ne vienne troubler la "bonne conscience" occidentale.
(...)
Le signal de départ de cette campagne fut donné après
l'exécution, le 15 mars, de Farzad Bazoft, ce "journaliste" de l'Observer,
accusé d'espionnage au profit d'Israël et du Royaume-Uni.
Le secrétaire d'Etat au Foreign Office, William Waldegrave,
avait attendu le 5 avril pour déclarer que Bazoft avait eu des "contacts"
avec les services du contre-espionnage britannique. Plusieurs autres enquêtes
avaient également mis en évidence les contacts israéliens
de Bazoft qui s'intéressaient particulièrement aux programmes
irakiens dans le domaine de la défense.
A peine l'affaire Bazoft délaissée que les douanes britanniques,
en collaboration avec le FBI, accusaient l'Irak, dans une mise en scène
télévisée, de chercher à se procurer "illégalement"
des "éclateurs atomiques" indispensables à la mise en place
d'une bombe nucléaire! Plus tard, ces "éclateurs atomiques"
se révélèrent être de simples condensateurs
électriques commandés par l'université technologique
de Bagdad pour les besoins de la recherche dans le domaine du laser.
Les mêmes services des douanes britanniques annoncèrent,
le 11 avril, la saisie de 8 tubes en partance pour l'Irak et pouvant servir
à la fabrication du "plus grand canon du monde"! (...) On comprend,
dans ces conditions, l'inquiétude légitime et justifiée
de Bagdad devant cette campagne de désinformation, prélude
à une attaque israélienne sur son territoire". Ceci était
écrit le 2 mai 1990...
Vos médias sont plus puissants, mais...
Rencontre du 12 avril 1990 entre Saddam Hussein et cinq sénateurs
américains, conduits par le sénateur Robert Doll :
-Saddam Hussein : Nous savons qu'une vaste campagne est lancée
contre nous aux Etats-Unis et dans les pays européens.
-Sénateur Doll : Elle ne vient pas du président Bush.
Il nous a dit hier qu'il n'était pas d'accord du tout avec cette
campagne.
-Saddam Hussein : (...) Vous savez bien que les médias occidentaux
sont plus puissants que les médias arabes. On aurait pu supposer
que de ce fait, et dans la période qu'a duré cette campagne,
ils auraient été à même de convaincre l'opinion
publique arabe, et de remporter son adhésion. Or, s'ils n'ont pas
réussi à convaincre le citoyen arabe, c'est qu'il y a problème,
et que ce problème ne se situe pas à un niveau purement technique,
mais qu'il se pose au niveau du bien et du mal. La radio irakienne ne couvre
qu'une petite partie des pays arabes. Vous savez bien que les pays du tiers
monde
n'ont pas le pouvoir médiatique technique qui permet d'influencer
l'opinion publique comme le font les grandes puissances. (...) Je dis que
la Nation arabe considère la position hostile à l'Irak comme
injuste et intéressée.
On a dit que l'Irak a menacé Israël, alors que mon discours
était clair. Il a été traduit en anglais.
J'y avais déclaré que cette campagne visait à
assurer une couverture psychologique, politique et médiatique, permettant
à Israël de nous attaquer comme il l'a fait en 1981... C'est
une campagne semblable à celle de 81, mais plus virulente encore.
3. Depuis 1989, les USA veulent installer des bases militaires permanentes dans le Golfe
Le 20/08/91, l'ancien secrétaire US à la Défense,
Lawrence J. Korb déclare: "La clé est d'obtenir des bases
à travers la région du Golfe." Cet aveu fondamental est publié
dans un journal pour hommes d'affaires (International Business Week). Pas
dans Le Monde ni dans Le Soir.
Pourquoi les Américains voulaient-ils installer des bases militaires
permanentes au Proche-Orient?
Parce que la misère des masses de nombreux pays arabes constitue
à leurs yeux une menace pour la stabilité de la région.
"Stabilité" signifiant le maintien des régimes pro-américains:
Arabie, Koweït, Emirats.
Ces régimes aux frontières arbitrairement tracées
par les colonialistes anglais et français. Cette opulence réservée
à une toute petite couche de cheikhs et d'émirs et d'autant
plus choquante que les pétrodollars servent non au développement
local mais aux investissements et à la spéculation au sein
de l'économie occidentale: tout cela transforme la région
en une poudrière. Au point que, selon Henry Kissinger, "une domination
permanente de l'Irak sur le Koweït (aurait) pour conséquence
le renversement des régimes modérés de la région,
y compris l'Egypte." Voilà pourquoi les Etats-Unis ont décidé
, bien avant août 90, d'intervenir plus directement dans la région.
Source: Carte blanche, Le Soir, le 20/08/90
Il ne subsistait qu'un obstacle, relevé par John Ausland, ancien
fonctionnaire du département d'Etat: "La plupart des pays de la
région étaient contents de bénéficier du parapluie
américain mais aucun ne voulait abriter le Central Command" (des
forces américaines d'intervention dans le Golfe). L'Arabie Saoudite,
notamment, refusa toute présence militaire sur son territoire. Commentaire
d'Alain Gresh: "la crise actuelle a fourni un prétexte rêvé
pour lever ces réserves."
Source: Le Monde Diplomatique, février 91.
Comment les médias ont-ils pu parler de surprise américaine?
Le grand tournant
"Comment et pourquoi les USA se tournèrent-ils contre l'Irak?
Ce tournant politique est analysé dans "La puissance irakienne et
la sécurité US au Moyen-Orient", brochure de 93 pages publiée
par l'Institut d'Etudes stratégiques de l'US Army War College. Au
début 1990, les auteurs prédisaient que les USA étaient
"en route vers un affrontement regrettable et inutile" avec l'Irak.
L'étude relève que Washington abandonne soudain son attitude
pro-irakienne de la deuxième moitié de la guerre Iran-Irak
et que ce tournant se produit un mois après le cessez-le-feu d'août
1988. Ceci coïncide avec le fait qu'Israël commence à
se préocuper de la puissance de l'Irak après sa victoire
sur l'Iran. (...) Y a-t-il eu accord, comme cela avait été
le cas avec le soutien à la rébellion kurde, durant les années
70, pour affaiblir l'Irak en nuisant à son économie et en
l'empêchant d'accéder à la technologie occidentale?
(...)
D'abord, cette politique fut lancée personnellement par le secrétaire
d'Etat d'alors, George Schultz, un homme connu pour son soutien aux intérêts
israéliens. Mais surtout le tournant politique fut annoncé
de la manière la plus humiliante possible, comme s'il avait fallu
s'assurer d'une rupture avec l'Irak. Schultz lança ses accusations
incendiaires contre l'Irak deux heures seulement avant que le ministre
des Affaires étrangères, Tarek Aziz, arrive au département
d'Etat, le 8 septembre 1988. Au lieu d'un accueil chaleureux, qu'Aziz aurait
pu attendre, Schultz choisit ce moment pour condamner publiquement l'Irak
pour avoir gazé la population kurde au mois d'août. Intéressant
aussi, le fait que Schultz administra cette gifle à la face du ministre
irakien sans aucune preuve sérieuse, d'après les auteurs
qui ajoutent : "Il nous paraît impossible de confirmer l'affirmation
du département d'Etat."
Source: Middle East International, février 91