Dans l'ombre de Washington
C'est il y a un peu plus de cinquante ans, en juillet 1944, qu'ont été créées les deux "institutions de Bretton Woods", du nom de la bourgade du New Hampshire, aux Etats-Unis, qui avait abrité les négociations menées par 44 Etats dans le cadre de la Conférence monétaire et financière internationale des Nations unies. (La Charte des Nations unies a été signée un an plus tard, le 26 juin 1945, et elle est entrée en vigueur le 24 octobre 1945. Mais le terme Nations unies, dont la paternité revient au président Franklin D. Roosevelt, apparaissait déjà dans la "Déclaration des Nations unies" du 01/01/1942, aux termes de laquelle 26 nations s'engageaient à poursuivre ensemble la guerre contre les puissances de l'Axe).
Un demi-siècle plus tard, les missions de ces institutions n'ont
plus rien à voir avec celles qui leur avaient été
originellement confiées. Cette évolution a épousé
les mutations de l'environnement économique et monétaire
international et, surtout, à partir des années 80, la montée
en puissance de l'idéologie néolibérale sous l'égide
de Washington. De fait, et bien qu'ils comptent actuellement
chacun 182 membres, aussi bien le Fonds monétaire international
que la Banque internationale pour la reconstruction et le développement
(BIRD), nom originel de ce qui est devenu le groupe de la Banque mondiale,
sont placés sous la tutelle étroite du département
américain du Trésor.
(Outre la BIRD, le groupe de la Banque mondiale comprend l'Association
internationale pour le développement (AID) créée en
1960 ; la Société financière internationale (SFI),
créée en 1956 ;
et l'Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI)
créée en 1988).
Ce sont les trois parties prenantes du fameux "consensus de Washington". (Le FMI et la Banque mondiale ont leur siège dans la capitale fédérale américaine). Formellement multilatérales, ces deux organisations défendent des intérêts unilatéraux. D'où la grave crise de légitimité qui les affecte actuellement.
Les accords de Bretton Woods avaient institué un système
de parité fixe des monnaies, et chaque Etat signataire avait pour
obligation d'assurer la convertibilité de sa devise et de défendre
sa parité, exprimée en termes d'or où de dollars américains,
dans des marges de fluctuation de 1%. C'était le système
de l'étalon-or, reposant sur la parité fixe du billet vert
par rapport à l'or.
La mission prioritaire du FMI était de contrôler et de
gérer ce système, fondement d'un essor du commerce international,
lui-même considéré comme le moteur de la croissance...
Soucieux de s'ouvrir un maximum de marchés, les Etats-Unis entendaient
prévenir toute velleité protectionniste
dans une Europe dévastée par la guerre.
La seconde fonction du FMI consistait à accorder des financements à court terme aux Etats membres connaissant des déficits temporaires de leur balance des paiements. La Banque mondiale avait une mission complémentaire : reconstruire les économies d'après guerre au moyen de prêts destinés au financement de projets de développement. A l'origine, les fonds du FMI et les prêts de la Banque furent presque exclusivement utilisés par les pays européens.
Deux décisions américaines allaient entraîner un
bouleversement. D'abord, en 1948, le plan Marshall qui se substitua à
la Banque pour la reconstruction de l'Europe, lui laissant essentiellement
le tiers-monde comme champ d'action ; ensuite, en 1971, la décision
du président
Richard Nixon de mettre fin à la convertibilité du dollar
en or qui allait deux ans plus tard, aboutir
au flottement généralisé des monnaies.
Le FMI, privé de sa tâche prioritaire, se concentra sur
la seconde : le financement des déficits de la balance des paiements,
puis, à partir des années 80, la restructuration des économies
fortement
endettées, et ce par les programmes d'ajustement structurel
(PAS).
L'unique finalité des PAS était d'assurer le remboursement
de la dette.
La crise financière des années 90 (Mexique, Thaïlande, Indonésie, Corée, Russie, Brésil) qui, contrairement aux précédentes, portait sur des crédits octroyés par des acteurs privés, a consacré le rôle du FMI comme "filet de sécurité" des investisseurs, ses "plans de sauvetage" visant à sauver la mise des établissements financiers des pays développés en faisant payer la facture par les peuples des pays où ils avaient réalisé de juteuses affaires.
Le FMI emploie 2.700 personnes et la Banque mondiale 8.000 ; leur budget
de fonctionnement respectif est de 575 millions et de 1 milliard de dollars.
Les structures des deux institutions reflètent l'hégémonie
des pays développé et en leur sein, celle des Etats-Unis.
(Le directeur général du FMI est traditionnellement un européen
(actuellement l'Allemand Horst Köhler, qui a succédé
cette année au Français Michel Camdessus) et le président
de la Banque mondiale un Américain (actuellement M. James D. Wolfensohn).
Elles regroupent certes chacune 182 Etats dont les représentants
constituent le Conseil des gouverneurs. Mais les décisions y sont
prises par les huit détenteurs d'une "chaise" permanente, sur un
total de 24, au sein du conseil d'administration et du comité monétaire
et financier international (FMI), du conseil des administrateurs (Banque
mondiale), et du comité du développement qui leur est commun
: dans l'ordre de leurs droits de vote, Etats-Unis, Japon, Allemagne, France,
Royaume-Uni, Russie, Chine, Arabie saoudite.
En fait, la Russie ne joue actuellement aucun rôle.
Les droits de vote sont fixés au prorata des quotes-parts financières,
sortes de cotisations versées par les Etats (FMI), ou de la fraction
du capital souscrit (Banque mondiale), ce qui donne
17,87 % de voix à Washington. On est fort loin de la majorité,
pourrait-on penser. Erreur : les décisions importantes au sein du
FMI (qui, par son sceau d'approbation donne le feu vert aux autres sources
de financement) requièrent une majorité qualifiée
de ... 85 %.
Ce pouvoir discrétionnaire des Etats-Unis ne leur a jamais été
contesté par les Européens.
Pourtant, les seuls membres de la zone euro détiennent conjointement
22,66 % des quotes-parts,
soit 7,66 % de plus que la minorité de blocage, mais il ne leur
est jamais venu à l'idée de s'en servir pour promouvoir d'autres
politiques que celles du "consensus de Washington".
Source : Le Monde Diplomatique, septembre 2000