Qui était "intransigeant"?

"Oui, je veux la guerre." Un chef d'Etat qui s'exprimerait ainsi, risquerait des problèmes. Tout le monde est donc pour la paix. Tout le monde? Le rôle des médias ne serait-il pas: gratter la première couche, confronter déclarations officielles et non officielles, rechercher les véritables mobiles et permettre ainsi aux lecteurs de juger qui veut réellement  la paix? Qu'en a-t-il été?
Pour les médias, durant sept mois, ce fut clair: d'un côté, "l'intransigeance irakienne", "le refus total de  Saddam Hussein de faire marche arrière", "Saddam Hussein ne paraît manifester aucun intérêt pour une solution diplomatique". De l'autre, George Bush "va continuer à chercher la paix", James Baker tente de conjurer la guerre" et "derniers efforts américains pour éviter la guerre". Ces jugements ressassés correspondaient-ils aux faits?

Six propositions de paix passées sous silence...

Ci-joint, plus bas, notre tableau décrit six propositions parmi d'autres formulées par l'Irak ou bien acceptées par lui. Toutes rejetées par Bush. Deux furent complètement passées sous silence par les médias. Les quatre autres ont été d'emblée discréditées, voire ridiculisées. A juste titre ou par a priori?
En fait, dès le 3 août, en dépit des déclarations officielles du vice-premier ministre irakien ("la situation au Koweït est non négociable"), un accord sur le retrait du Koweït aurait été possible. Le roi Hussein de Jordanie, connu pour ses sentiments pro-américains, mais inquiet des conséquences d'une guerre pour la région, menait une tournée de médiation: "Le président (irakien) s'est montré compréhensif et il a accepté le retrait des forces irakiennes du Koweït et d'assister à un mini-sommet arabe auquel le Koweït participerait. La seule condition posée était que qu'aucune décision de condamner l'Irak ne soit prise par les Arabes."
Le roi Hussein obtient l'accord de Egyptiens et des Saoudiens. Saddam Hussein annonce que ses troupes se retireront 48 heures plus tard. Mais Moubarak ne tient pas parole et son communiqué du 4 août condamne violemment l'Irak. Que s'est-il passé? La veille, John Kelly, sous-secrétaire d'Etat américain aux Affaires du Moyen-Orient, a envoyé un message aux Egyptiens: "L'Occident a fait son devoir, mais les nations arabes ne font rien. Les Etats-Unis ont vendu beaucoup d'armes à des pays arabes, notamment à l'Egypte. S'ils n'agissent pas, ne prennent pas sur l'affaire du Koweït une position plus dure, à l'avenir il faut qu'il sachent qu'ils ne pourront plus compter sur les Etats-Unis."
(Source: Salinger, La guerre du Golfe, Paris, 1990. Voir aussi Bob Woodward, Chefs de Guerre, New York, 1991).
Bush a également téléphoné au roi Fahd afin de lui faire croire que l'Arabie Saoudite était, elle aussi menacée d'invasion irakienne.
Cette intransigeance américaine à l'égard d'une solution arabe ne fut pas relevée par les médias. Aucun ne rappela que, huit ans plus tôt, les Etats-Unis tenaient un langage exactement inverse. Le 2 avril 1982, en effet, le Conseil de sécurité de l'ONU vota une résolution qui, sans citer de nom, condamnait implicitement l'intervention américaine contre le Nicaragua. La délégation US opposa son véto en déclarant que la résolution "raille la recherche de la paix" et "sape le système inter-américain" qui doit traiter ces questions sans intérférence de l'ONU. Remplacez ici "Nicaragua" par "Koweït" et "inter-américain" par "inter-arabe": les USA ont réclamé au Moyen-Orient exactement le contraire de ce qu'ils avaient défendu pour le Nicaragua.

Le roi Hussein déplorera "que certains obstacles aient été placés sur le chemin du dialogue arabo-arabe, nous avions obtenu une date pour le retrait des forces irakiennes du Koweït dans les 48 heures suivant l'invasion". Plus tard, il ajoutera: "Certaines parties arabes ont choisi depuis le début de refuser tout dialogue diplomatique au niveau arabe avec l'Irak." (Source: Déposition du parlementaire jordanien Husni Chiab à la Commission d'enquête, à Bruxelles.)
Le président du Soudan et Yasser Arafat ont aussi rencontré Saddam Hussein au début d'août: celui-ci était prêt à se retirer, confirment-ils. D'ailleurs, le 7 août, le roi Fahd aurait accepté un compromis: l'Irak se retirerait, mais conserverait deux îles kowéïtiennes. La position de la majorité de la Ligue arabe était-elle "spontanée"? La résolution finale du sommet du 10 août se trouvait sur les bancs des délégués, dès l'inauguration. Elle était rédigée en ... anglais.

Le 9 août, une autre offre irakienne sera transmise aux autorités américaines. Celles-ci la rejetteront et la passeront sous silence tout comme celle du roi Hussein. Médias américains et européens se tairont aussi. N'étaient-ils pas au courant? Trois semaines plus tard, quand un journaliste américain, Knut Royce, révélera cette offre, le New York Times admettra qu'il était au courant, mais avait décidé de ne pas en parler! Même alors, les journaux européens resteront muets sur cette offre de retrait.

...ou ridiculisées
Le 12 août, nouvelle proposition de paix de Saddam Hussein: l'Irak se retire du Koweït si Israël évacue les territoires qu'il occupe (en violation de nombreuses résolutions de l'ONU) et si la Syrie se retire du Liban. Le Monde répond ironiquement à Saddam Hussein: "une occupation ne vaut pas l'autre" (ceci ne ressemble-t-il pas à "deux poids, deux mesures"?). Le Soir se moque ouvertement et titre à la une: "Acculé, Saddam Hussein entend résoudre tous les conflits." Quelle prétention, n'est-ce pas? Ce droit ne devrait-il pas être réservé aux alliés?
En fait, la proposition de Saddam gène: supprimer non seulement une violation du droit international, mais trois d'un coup! Si, véritablement, la motivation de l'Occident est la défense de ce droit international, ne devrait-il pas être enthousiaste?
Enthousiaste, Le Soir ne l'est pas. Son article du 13 août 90 est un chef d'oeuvre d'esquive. Le quotidien bruxellois commence par résumer les propositions irakiennes, place soigneusement des guillemets à initiative "diplomatique" (de tels guillemets ne dévalorisent jamais les propositions des alliés), puis se borne à citer quatre lignes de réactions israéliennes ("propagande") et américaines ("tentative pour briser l'isolement"). Va-t-il réfuter par des arguments la proposition de Saddam? Non, Le Soir passe à autre chose: "L'Irak est aux abois". Suit une longue description de son isolement auprès des pays arabes et occidentaux. Développant simplement la thèse US, l'article ne reviendra jamais à la proposition de paix. Affaire entendue avant même d'avoir été examinée!
D'où vient cet embarras des alliés? De ce que leur politique aurait justement pour objectif d'empêcher qu'Israël soit mis en difficulté et doive appliquer les résolutions de l'ONU?

Six propositions de paix irakiennes...

Date: 03/08/90
Proposition de paix (1)
*Retrait irakien du Koweït.
*Accord de participer au mini-sommet arabe.
*Condition: que les pays arabes ne condamnent pas l'Irak

Circonstances
Accord donné au roi Hussein de Jordanie, médiateur. Celui-ci se rend immédiatement en Egypte et en Arabie Saoudite qui acceptent. Saddam Hussein annonce le retrait des troupes irakiennes à partir du 5 août.

Réactions des USA
Rejet.
John Kelly, sous-secrétaire US aux Affaires du Moyen-Orient, exige que l'Egypte prenne une position dure. Celle-ci dénonce alors violemment l'Irak. Au sommet du Caire, la majorité de la Ligue arabe condamne l'Irak.

Date: 03/08/90
Proposition de paix (2)
*Retrait du Koweït.
*En échange de la cession de deux îlots kowéïtiens inhabités (accès au Golfe).
*Et du contrôle sur le champ pétrolifère de Roumeilah (95% situé en Irak).

Circonstances
Deux businessmen arabo-américains ramènent d'Irak une proposition soumise à Sununu, chef de cabinet de Bush. Un expert du Département d'Etat américain la juge "sérieuse" et "négociable".

Réactions des USA
Rejet.
La Maison-Blanche: "Il n'y avait rien dans cette proposition particulière qui mérite d'être poursuivi."

Date: 12/08/90

Proposition de paix (3)
*Retrait du Koweït.
*Solution de l'ensemble des problèmes de la région: Israël évacue les territoires occupés, la Syrie quitte le Liban.

Circonstances: Offre publique.

Réactions des USA
Rejet.
Bush réclame "le retrait immédiat et inconditionnel des troupes d'occupation au Koweït."

Date: 15/02/91

Proposition de paix (4)
*Retrait du Koweït.
*Israël se retire des territoires occupés.
*Retrait dans le mois des forces étrangères du Golfe.
*Expression démocratique du peuple kowéïtien, fin de l'embargo, annulation des dettes irakiennes vis-à-vis des pays du Golfe.

Circonstances
Offre publique irakienne.
Premières réactions d'officiels américains: "proposition intéressante, position sérieuse de prénégociation". L'ambassadeur irakien à l'ONU signale aux journalistes que le retrait d'Israël est "le résultat auquel il faut aboutir, non une condition".

Réactions des USA
Rejet.
Bush: "Une farce cruelle (...) ils doivent se retirer sans conditions."
La traduction de la proposition irakienne par le Département d'Etat US transforme le texte original en "Israël doit se retirer". Cette version est reprise par tous les médias.

Date: 23/02/91

Proposition de paix (5)
*Retrait complet et inconditionnel du Koweït. Délais à fixer.
*Embargo suspendu dès que deux tiers des troupes ont quitté le pays. Abolition des résolutions après le retrait.

Circonstances
Plan Gorbatchev.
Un éditorialiste US de droite:
"La médiation soviétique était considérée comme perturbatrice et même condamnable. On décida de tuer gentiment l'offre de Gorbatchev."

Réactions des USA
Rejet.
"Toute condition serait inacceptable" (Bush, 22/02/91).
"L'Irak doit entamer un retrait massif dans les vingt-quatre heures" (Porte-parole de la Maison-Blanche).

Date: 26/02/91

Proposition de paix (6)
* Retrait (effectif) du Koweït.

Réactions des USA
Rejet.
Bush: "La coalition poursuivra la guerre avec la même intensité".

Et ce qu'en ont dit les médias...

Le Monde
Ne mentionne pas la proposition de paix du 03/08/90 et titre:
"Compte tenu de l'intransigeance irakienne et de la rapidité d'action de Bagdad qui contraste singulièrement avec les atermoiements arabes (...) une fois de plus sans doute, l'évolution de ce conflit interarabe dépendra sans doute plus d'une intervention internationale...(07/08/90).

Ne mentionnera pas la proposition même quand elle sera révélée.
"Refus total de Saddam Hussein de faire marche arrière". (11/08/90)
"Saddam Hussein a choisi l'escalade" (12/08/90)

Par rapport à la proposition de paix du 12/08/90, Le Monde titre:
"Le dictateur de Bagdad (...) fait mine de croire qu'une occupation vaut l'autre." (14/08/90)

Par rapport à la proposition de paix du 15/02/91, Le Monde titre:
"Le signe d'un craquement dans le camp de Bagdad (...) Bornons-nous pour l'instant à constater la totale contradiction entre cette "initiative" et les dernières actions du dictateur" (17/02/91)
Le Monde, comme Le Soir, passe sous silence les déclarations du 15/02/91 de l'ambassadeur irakien.

Par rapport à la proposition de paix du 23/02/91, Le Monde titre:
"La détermination quasi belliqueuse manifestée par Saddam Hussein a certainement pour but de faire passer, au yeux de l'opinion arabe (...) une dramatique concession. Saddam Hussein cède beaucoup, mais il n'a pas dit son dernier mot (...) Il essaye ainsi de diviser la coalition." (23/02/91)

Par rapport à la proposition de paix du 26/02/91, Le Monde titre:
"Les Etats-Unis avaient durci leurs exigences." (27/02/91)
"Les buts de guerre ont changé (...) Comment imaginer que (Saddam Hussein) puisse continuer de régner comme si rien ne s'était passé?" (28/02/91)

LE SOIR
Ne mentionne pas la proposition du 03/08/90..
"L'offensive verbale vint une nouvelle fois de Bagdad, d'un Saddam Hussein déchaîné." (11/08/90)
A noter: deux jour plus tôt, Bush a traité Saddam Hussein de "Hitler"
Ne mentionnera pas la proposition du 03/08/90, même quand elle sera révélée.

Par rapport à la proposition de paix du 12/08/90, Le Soir titre:
"Acculé Saddam Hussein entend résoudre tous les conflits!" (titre du 13/08/90) "Une initiative "diplomatique" visant à résoudre de manière globale à peu près tous les problèmes qui existent au Moyen-Orient! (...) C'est que l'Irak est aux abois." (13/08/90)

"Conditions démesurées posées par l'Irak."
"A au moins fait une avancée tangible: l'acceptation des principes contenus dans la toute première résolution votée au Conseil de sécurité de l'ONU (...) Que peut décemment espérer Saddam Hussein en reprenant son sacro-saint leitmotiv sur les territoires occupés par Israël? (16/02/91)

Par rapport à la proposition de paix du 23/02/91, Le Soir titre: "Ce plan apparut inacceptable pour les alliés, cependant un moment embarrassés." Aucun commentaire propre du Soir.

Par rapport à la proposition de paix du 26/02/91, Le Soir titre: "Saddam Hussein annonçait lui-même que ses troupes avaient reçu la mission d'évacuer sur-le-champ le Koweït en une journée!
Rien de neuf tant que Bagdad n'acceptera pas de remplir toutes les conditions..." (27/02/91)

Pas de "lien"?

Selon James Baker, "une conférence internationale constituerait un lien (avec la crise du Golfe) et serait une récompense à un agresseur pour son agression." La véracité de ces deux arguments a-t-elle été examinée par les médias?
"Ne pas offrir une récompense à l'agresseur"? Pour aider l'opinion publique à former son jugement, les médias auraient pu rappeler que les Etats-Unis nont pas craint dans le passé de récompenser certains agresseurs (voir le chapitre: "Il n'est pas permis à un grand pays d'en attaquer un petit", les aides versées à l'Indonésie, à la Turquie, au Maroc et à Israël).
Quant aux "liens", les USA ne les ont pas toujours refusés. Quand la communauté internationale unanime demandait de mettre fin aux agressions de l'Afrique du Sud, les Etats-Unis sont intervenus à maintes reprises pour empêcher des sanctions efficaces. Ils insistaient, au contraire, pour qu'on "lie" le problème à d'autres questions telles que des garanties pour la minorité blanche ou le retrait des Cubains hors d'Angola. Pourquoi les médias se sont-ils abstenus de rappeler de tels précédents?

S'opposer à lier deux problèmes, cela ne revient-il pas à s'opposer à l'essence même de toute diplomatie? Bush a déclaré qu'il n'y aurait "pas de diplomatie secrète." Toute diplomatie comportant une part de secret, c'est avouer qu'on rejette la diplomatie elle-même. D'ailleurs, le 19 février 91, Bush ne s'en cache pas: "Il n'y aura pas de négociation, pas de concessions."
Toute idée d'un lien est-elle sacrilège si elle assure la paix aux deux camps? Deux tiers des Américains ne le pensaient pas. Selon un sondage national du 9 janvier 91, ils étaient favorables à une conférence sur le conflit israélo-arabe si elle menait à un retrait irakien du Koweït. Pourtant, la question était formulée de manière à minimiser les réponses, en insistant sur le fait que l'administration Bush était opposée à cette idée. En outre, cette thèse du "lien" était quasi totalement absente des médias. Sans quoi, la majorité favorable du sondage aurait certainement été beaucoup plus forte. Mais Bush continua de suivre une politique entièrement opposée à une telle issue diplomatique.

Il est "intransigeant". Nous avons "des principes".

Tout au long de la crise, la presse distribuera les mêmes étiquettes a priori. Le terme "intransigeant" sera toujours réservé à Saddam Hussein. Bush, lui, n'est pas "intransigeant", mais "déterminé" (ce qui donne dans le dictionnaire, des synonymes plus positifs: décidé, résolu, hardi, intrépide). Il est aussi "ferme sur ses principes". Le 17 août 90, Le Monde titre à la une: "George Bush rejette tout compromis". Encore un terme positif: on a raison de rejeter les compromis qui rabaissent la valeur de vos principes, n'est-ce pas? George Bush "homme de principes"? Aucun média ne rappellera son rôle en tant que directeur de la CIA et les divers scandales dans lesquels il fut impliqué: son soutien au fasciste portugais Spinola, la protection accordée lors de l'assassinat par un commando de la police politique chilienne, sur le sol même des Etats-Unis, de l'ancien ministre d'Alliende, le général Letelier..." (Source: William Blum, The CIA, a forgotten history, Londres, 1986).
Même quand Le Monde, épousant les "nuances" du gouvernement français, prend quelques distances avec la ligne Bush-Thatcher, il ne cesse de réserver le terme "intransigeant" au seul Saddam Hussein, car celui-ci n'est "pas disposé au dialogue." Mais, la veille, pour le même Monde, Madame Thatcher n'était pas "intrasigeante" quoiqu'elle "écarte toute idée de négociation" et "ne souhaite pas (noter bien l'euphémisme) que la diplomatie ait encore une chance".
Autre perle du Monde: "Le problème est que M. Bush commence peut-être à être prisonnier tout à la fois de son propre discours (...) et de son déploiement militaire." Curieux: ses troupes lui échapperaient-elles? Ce terme de "prisonnier" ne sert-il pas à diluer entièrement la responsabilité d'actes bien volontaires?

James Baker: une "quête obstinée de la paix"?

Début janvier, le voyage de Baker à Genève pour rencontrer Tarek Aziz nous est présenté par Le Soir comme "une quête obstinée (...) pour tenter de conjurer la guerre sans faire de concessions inadmissibles, mais sans pour autant priver l'adversaire d'une porte de sortie". Et George Bush est cité sans observation critique: "Nous allons continuer à chercher la paix."
Est-ce si sûr? "Il est évident pour beaucoup de gens que George Bush avait décidé bien avant le début de la guerre, vers la mi-décembre, que, pour plusieurs raisons, un conflit armé était la meilleure solution. Dès lors, il fit tout son possible pour aboutir à une guerre tout en déclenchant une très large campagne "donner encore une chance à la diplomatie" visant à camoufler sa réelle décision."
Bob Woodward confirme que la décision de Bush était prise au moins dix jours avant Genève.
Eric Laurent ajoute: "Le président Bush proposa bien que Baker et Aziz se rencontrent. (...) Il eut ensuite peur que cela fonctionne alors que c'était seulement destiné à montrer à son opinion sa flexibilité."
Le risque que "cela fonctionne" était mince: le message personnel envoyé par Bush à Saddam Hussein était simplement un ultimatum exigeant un retrait inconditionnel, lui promettant de l'arrêter et de le juger comme un criminel de guerre."  Pas vraiment une quête diplomatique de la paix!
Juste à la veille de la guerre, Mitterrand proposera un retrait irakien moyennant la promesse que le Conseil de sécurité contribuerait "au moment approprié" à une conférence sur le problème palestinien. Vu leur droit de véto à l'ONU, les USA n'avaient rien à craindre de cette proposition.
Pourquoi alors la bloquèrent-ils? Les médias ne se posèrent guère cette question. La seule réponse possible: la guerre était déjà décidée.
Malgré tout ceci, au jour J, Le Soir écrira quand même que les Etats-Unis "veulent la paix", que "Bagdad est resté insensible." Le Monde titrera sur "l'intransigeance de Saddam Hussein", "excluant toute concession concernant le Koweït". Et quelle est la preuve de cette intransigeance? Le fait que Saddam Hussein "réaffirme qu'il faut une solution globale au Proche-Orient (...) et l'application de normes humanitaires uniques à tous les problèmes de la région."
Moralité: dans nos médias, celui qui exige le même justice pour tous est "intransigeant" tandis que celui qui applique le système "deux poids, deux mesures", celui-là "recherche la paix"!

"Tuer gentiment le plan Gorbatchev"

Quand les opinions publiques occidentales auront évolué, certains médias, dont Le Monde, afficheront plus ouvertement les véritables objectifs de guerre des alliés: bien plus que la libération du Koweït, renforcer le contrôle américain (et israélien) sur la région en éliminant la puissance irakienne.
Seuls ces véritables buts peuvent expliquer que Bush ait torpillé la médiation de Gorbatchev. Un éditorialiste américain de droite le dira (mais seulement après la guerre): "La médiation soviétique était considérée comme perturbatrice et même condamnable. La décision fut prise de tuer gentiment l'offre de Gorbatchev. Un rejet plus honnête aurait augmenté son humiliation en URSS même, ce qui ne figurait pas dans les plans de M. Bush."
Ce bellicisme est confirmé, dès le 21 février, par le langage des éditoriaux américains pour qui la proposition de paix soviétique est "une tragédie", le pire des scénarios possibles." Quand CNN annonce, le 23 février, que Tarek Aziz a accepté toutes les exigences américaines, la journaliste Jeannie Moss observe: "Cela a fait l'effet d'une petite bombe", mais son collègue Blitzer signale un peu plus tard que "c'était seulement une fausse alerte" avant d'annoncer le début de "l'offensive terrestre longtemps attendue"!

Bush voulait-il la guerre? Beaucoup le pensent. Ainsi, le juriste Jean Salmon: "L'opposition mise par les Etats-Unis à ce que le Conseil de sécurité vote une résolution favorable à la Conférence internationale sur le Moyen-Orient (...) démontre que l'administration Bush ne voulait prendre de risque de paix ni au Koweït ni en Palestine!".
On retrouve ce jugement chez les observateurs exceptionnellement d'accord. Ainsi, un journal révolutionnaire belge titrait dès le 29 août 90: "Les Etats-Unis et Israël veulent la guerre au Moyen-Orient." (Source: le journal Solidaire, n° 32, 1991). A l'autre bord, un journal catholique romain proche du Vatican écrira, le 2 mars, que Bush est "le hargneux maître du monde", méritant "le prix Nobel de la guerre", pour "avoir eu la possibilité très réelle d'une paix juste et avoir choisi la guerre" et "s'être complètement fichu" des nombreux appels à la paix du pape Jean-Paul II. Celui-ci, fait exceptionnel, fut censuré par les médias français, qui déclarait le 28 février 91 à l'envoyé spécial de L'Humanité: "De toute façon, les actions de guerre (alliées) ont commencé le 2 août."
On trouve donc la même explication de deux côtés que tout oppose: Vatican et révolutionnaires, éditorialistes américains en veine de franchise, généraux français et experts arabes indépendants. Mais on ne la trouve pas dans nos médias. Par faiblesse intellectuelle ou parce que cette explication ne cadrait pas avec la campagne de propagande menée par leurs gouvernements?

L'empêcher de se retirer
Quel observateur connaissait mieux la situation de la Ligue arabe qu'Hamade Essid, qui en fut l'ambassadeur à Paris? Il est formel:
"On n'a pas laissé (à Saddam Hussein) une seule porte de sortie, une règle indispensable en matière de diplomatie, surtout dans le monde arabe. Mais s'est-il agi, à un moment ou à un autre, de diplomatie? Je crains que la violence verbale du président Bush ne fût autre chose qu'une rhétorique de guerre dont l'objectif était précisément d'obliger Saddam Hussein à ne pas se retirer. Parce que s'il s'était retiré du Koweït, il aurait enlevé aux Etats-Unis la justification de l'action qui avait déjà commencé dans le Golfe et qui visait à assurer leur présence militaire dans la région."
Source: L'Autre Journal, janvier 91.

"Les Etats-Unis ont trompé le journal Le Monde"

Vers le 17 février, cependant, on se trouve à "un tournant" et Le Monde relève que "Bush évoque maintenant un autre but: renverser Saddam Hussein."
A présent, les médias vont devoir pratiquer de la haute voltige entre les buts de guerres affichés par le camp occidental et ses buts réels. Car le but affiché (libérer le Koweït) peut parfaitement être atteint par la voie pacifique. Mais le but réel: détruire la puissance irakienne pour assurer la domination américaine sur la région. Le 20 février 91, Le Monde pose, bien tard, un fameux dilemme: "Il faudrait alors (à Monsieur Bush) soit  accepter de se voir frustré (...) du fruit qu'il convoite le plus: la liquidation de Saddam Hussein, soit reconnaître ouvertement que les Etats-Unis avaient trompé le monde et leurs alliés et que leurs objectifs réels dépassaient largement la libération du Koweït".
Une semaine plus tard, Le Monde a résolu son dilemme et Michel Tatu écrit: "Les buts de guerre ont changé, la paix exige aussi (...) l'équilibre des armements et le contrôle d'une armée irakienne (...) comment imaginer que Saddam Hussein continue de régner?" Ceci reflète très exactement les buts américains. A un mot près. Au lieu de dire que les buts avaient "changé", Tatu aurait plutôt dû relire son propre journal qui écrivait le 20 février 91 que "les Etats-Unis avaient trompé le monde". Mais alors, le journal Le Monde a-t-il également "trompé le monde"?

Un massacre pour l'exemple?

Même quand Bush et les alliés lancent une offensive finale d'autant plus choquante qu'inutile, le ton de notre presse reste louangeur: "Bush et les alliés choisissent la fermeté." Et quand l'Irak se retire, pourquoi la guerre redouble-t-elle d'intensité?
Le 25 février, Le Soir tente de montrer l'écart qui sépare les "conditions de paix" posées par le plan soviétique (que l'Irak accepte) et celles posées par les Etats-Unis. Voici les différences relevées:
d'un côté, retrait en 21 jours, de l'autre en 7 jours; d'un côté, évacuation de Koweït-City en 4 jours, de l'autre en 2 jours; d'un côté, libération des prisonniers en 3 jours; de l'autre, en 2 jours.
Jusqu'ici, ces différences apparaissent bien minces et il faut beaucoup de cynisme au Soir pour ne pas relever qu'elles ne justifient pas un massacre.
Ajoutons deux différences plus réelles: d'une part, on demande la levée de l'embargo, de l'autre, on veut le maintenir. Mais une fois le Koweït libéré, l'embargo a-t-il encore un sens? Seulement si on poursuit un autre but que celui fixé par l'ONU. Deuxième différence: le plan soviétique prévoit un retrait le lendemain du cessez-le-feu. "En revanche, pas question de cessez-le-feu dans les conditions alliées."
Ceci signifie que les soldats irakiens devront d'abord quitter leurs abris et se faire massacrer, et qu'ensuite les USA décréteront éventuellement un cessez-le-feu. Cette absurdité dégoûtante n'est même pas relevée par le quotidien Le Soir. Pire: elle deviendra réalité avec le massacre final de la route de Bassorah. Voilà donc la différence fondamentale aux yeux de Bush: il manquait un massacre. Ainsi, se comprend l'indécente citation du général Neal, chef adjoint de l'opération "Tempête du Désert", au moment où les Irakiens se retirent et qu'il devient possible de les tirer comme des lapins: "Nous allons attaquer, attaquer, attaquer."

Conclusion
En présentant Saddam Hussein comme "intransigeant" et George Bush comme "recherchant la paix", les médias ont caché le fait que Saddam Hussein ne demandait qu'une porte de sortie honorable pour se retirer. Et le fait que la majorité de l'administration américaine recherchait la guerre.
Bush n'a cessé de répéter qu'il n'y aurait pas de négociations, pas de compromis, pas de moyen de sauver la face. Tout en accusant son adversaire de refuser la diplomatie, il ne lui laissait qu'un choix brutal: la capitulation ou la mort. Objectivement, les médias se sont rendus complices de cette volonté de guerre.
Noam Chomsky a résumé ce paradoxe: "George Bush vous dit, jour après jour, qu'il ne peut y avoir de négociations, que le seul contact se bornera à remettre un ultimatum. Et comment cela sort-il du filtre de la presse: "Il tente la moindre possibilité diplomatique, et il fait tout ce qui est possible pour éviter la guerre." Vous ne pourriez obtenir un tel résultat dans un Etat totalitaire."

Amnésie?
"Washington réitère l'engagement initial des alliés selon lequel les hostilités prendraient fin sitôt manifestée sans ambiguité l'intention irakienne d'évacuer l'émirat occupé."
Le Soir, 31 janvier 91...

"L'annonce du retrait des troupes irakiennes ne constitue pas un élément nouveau (...) la guerre continue." Le Soir, 27 février 91...



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