Le massacre final
Les 25 et 26 février, quelque 2 000 véhicules sont
bombardés par les alliés sur la route menant de Koweït-City
à Bassorah. Films et photos ne nous montreront que des carcasses
métalliques. Pas de cadavres. Les descriptions seront brèves
et sobres.
Ne pas gâcher "l'euphorie de la victoire"? Quelques témoignages,
pourtant, font apparaître la phase finale de la guerre comme une
épouvantable boucherie, violant les conventions internationale...
L'enfer
"Alors que nous roulions lentement entre les carcasses, nos véhicules
pataugeaient dans de larges mares d'eau sanglante", témoigne un
reporter.
Source: Newsweek, 11/03/91. Mais ce détail
est enfoui dans un article consacré à la "bravoure" des soldats
US.
"Pour s'enfuir, ils avaient tout emmené,
nous disaient les officiers saoudiens: ambulances, voitures privées,
camionnettes de livraison, il y avait même là des voitures
de police. J'ai demandé: "Mais comment pouvez-vous être sûrs
que c'étaient des soldats?" Car cela pouvait tout aussi bien être
des civils: ces civils irakiens qui vivaient au Koweït, ou des otages
koweïtiens. Ils levaient seulement les épaules. C'est le genre
de question auxquelles sans doute vous ne recevrez jamais de réponse."
Voilà ce qu'a confié à un chercheur le reporter suédois
Ingmari Froman.
Source: Stig Norhstedt, "The
Gulf war news reporting as seen by some non-pool journalists", communication
au colloque d'Amman, op. cit. Enquête personnelle auprès des
six journalistes suédois envoyés dans le Golfe.
"A en juger par les réverbères
intacts et les carcasses tordues par la chaleur et entassées l'une
sur l'autre, les alliés doivent avoir combiné des armes explosives
essence-air et des bombes à fragmentation (...) "Cela doit avoir
été ce qu'on peut imaginer de plus semblable à l'enfer",
a dit le commandant Gareth Derrick, de la British Navy, un des premiers
officiers alliés présents sur les lieux. Dans l'euphorie
de la victoire, le Pentagone a passé sous silence le fait que des
civils innocents ont été tués dans la nuit du 25 au
26 février. Mal à l'aise, la presse occidentale et la télévision
ont également minimisé l'affaire. (...) Bien des otages emmenés
du Koweït les 21 et 22 février sont revenus depuis au pays,
mais l'espoir que des autobus entiers d'otages toujours disparus aient
été épargnés par les alliés, semble
illusoire. Sur 1,5 km seulement, j'ai compté plus d'une douzaine
d'ambulances et d'autres véhicules marqués du signe du Croissant-Rouge.
La convention de Genève de 1949, sans parler des propres réglements
du Pentagone, garantit à ces ambulances une protection absolue.
Même si les Irakiens en retraite ont employé abusivement des
véhicules médicaux , comme il est probable, les alliés
avaient néanmoins l'obligation de distinguer les cibles et de choisir
leurs armes en conséquence."
"Les véhicules irakiens, dont certains
arboraient des drapeaux blancs, ont subi un déluge de bombes anti
personnel. "C'était comme tirer sur un poisson dans un tonneau,
déclara un pilote américain.
"Sur chaque pont, l'équipage du porte-avions
rechargeait à un rythme forcené de nouvelles bombes pour
un nouveau matraquage."
Source: Knut Royce
et Timothy Phelps, "One-sided carnage", New York Newsday, 01/04/91.
Très discrète, la presse occidentale
sur cette épouvantable boucherie. Elle a continué à
parler de guerre "terrestre" pour désigner un simple "tir aux pipes"
sans aucun risque pour l'aviation alliée. Des soldats irakiens décimés
sans avoir même eu le temps de voir qui les frappait... Des dizaines
de milliers de soldats abattus alors qu'ils étaient en train d'évacuer
le Koweït, soit exactement ce qu'on leur demandait de faire depuis
des mois! Mais quand George Bush déclara: "Les forces US n'attaqueront
pas de soldats désarmés en retraite",
Cité
dans Le Monde, le 28/02/91.
Aucun média ne le traita de menteur.
Quelles images nous montrait-on inlassablement
à ce moment? Des prisonniers irakiens se rendant "en masse",
recevant des rations de nourriture et baisant les pieds de leurs "libérateurs".
Un peu plus loin, des centaines des soldats irakiens en train de se rendre
avaient été abattus. Les images de guerre sont des images
de propagande, soigneusement sélectionnées, voire mises en
scène.
Enterrés vivants...
D'autres soldats irakiens étaient enterrés
vivants dans les sables du désert, sur une centaine de kilomètres
de tranchées. On l'ignorera jusqu'aux révélations
du New York Newsday, le 12/09/91.
Même alors, les médias maintiendront
une discrétion complice. Tout scandale n'étant pas bon à
publier, la presse à sensation ignorera l'affaire. Dans la presse
sérieuse, elle sera traitée loin des premières pages,
en de brefs articles aux termes sobres: "l'armée américaine
défend ses choix", "tactique moins meurtrière pour leurs
troupes".
Dans son unique article sur le sujet, Le Soir
consacrera 57 lignes aux justifications des militaires US et... 4 lignes
aux dénonciations du New York Newsday. Aucun avis "dissident" ne
sera cité. Le désamorçage maximum. Pas un mot sur
le fait que l'opération était contraire aux "codes de conduite
en période de guerre" du Pentagone lui-même, ni sur le fait
qu'elle avait été cachée dans le rapport sur la guerre
présenté par le Pentagone au Congrès et au Sénat.
Tirer "comme sur un poisson dans un tonneau" en direction de camionnettes, d'ambulances et d'autobus en fuite, enterrer vivants des milliers de soldats irakiens dans les sables du désert, sans parler du fait de priver les enfants irakiens de lait en poudre, de nourriture et de médicaments, tout cela méritait-il vraiment une avalanche de médailles et d'indécentes parades de victoire dans les rues de New York? Aucun média ne se posa cette question...
Ils se rendent... Tirez!
"A un moment donné, nous avons reçu
l'ordre d'ouvrir le feu sur un groupe de soldats irakiens sans défense.
Ils avaient déjà jetés leurs armes, montré
qu'ils se rendaient et venaient vers nous les deux bras en l'air. "Tirez"
commanda l'officier. D'abord, je ne pouvais enclencher le chargeur. Ils
étaient misérables, et nous armés jusqu'aux dents.
Mais l'ordre fut répété, et finalement j'ai tiré
mon premier coup. Après le premier tir, libérateur, les autres
sont sortis tout seuls de mon fusil. J'étais comme saoul. Finalement,
je ne pouvais plus m'arrêter. Nous avons descendu des centaines,
peut-être des milliers d'Irakiens."
Ce témoignage d'un soldat américain
a été recueilli par Mike Ehrlich, collaborateur du Military
Counselling Network, une organisation d'aide pratique, médicale
et psychologique aux soldats américains, établie en Allemagne.
Il n'a pas été confirmé par d'autres sources. Ehrlich
affirme que d'autres soldats US lui ont fait de semblables récits.
Il ne peut citer leurs noms: "L'armée américaine interdit
aux soldats d'ouvrir la bouche en ce qui concerne les faits de guerre,
sous peine de graves sanctions. Ils ne peuvent rien dire, même à
leur femme".
Le témoignage ci-dessus a été
diffusé par conférence et communiqué de presse à
Bruxelles, le 22 mars 91. Le Soir et Le Monde ont refusé d'y faire
écho, de même que le reste de la grande presse francophone.
Par contre, le quotidien flamand De Morgen y a consacré un important
article, le lendemain.
Combien?
Le nombre des victimes américaines est
précis: 124. Par contre, on ne connaîtra sans doute jamais
le nombre des victimes irakiennes, même approximativement. Le chiffre
le plus souvent cité (100 000) est déduit du nombre de soldats
irakiens présents au Koweït. Or, celui-ci reste incertain.
Pourtant, la Convention de Genève impose
l'obligation humanitaire de communiquer le nombre de victimes (et aussi
de leur donner une sépulture décente, selon leurs croyances...)
Les Etats-Unis ont violé ces obligations. Pourtant, ces mêmes
Etats-Unis réclament toujours, campagne de presse à l'appui,
que le Viêt-nam leur communique de telles données. L'organisation
humanitaire Middle East Watch affirme que ce silence occidental dans le
Golfe est "délibéré: les alliés possédaient
la technologie nécessaire pour estimer les pertes, et ils l'ont
utilisée quand ils le souhaitaient"
Source: The Independent on Sunday, 17/11/91.