La parole aux opposants à la guerre?
1%. Voilà le temps d'antenne que les trois principales chaînes TV américaines ont consacré à "l'opposition populaire" à la guerre, durant les cinq premiers mois de la crise, d'après un relevé de l'organisation américaine Fair. Très exactement 29 minutes sur 2 855.
Nos démocraties pluralistes ne sont-elles pas supposées donner la parole, équitablement, à toutes les opinions? En fait, le débat est réservé à ceux qui acceptent les valeurs et objectifs fondamentaux de l'establishment. Ces diverses tendances peuvent débattre publiquement de leurs divergences quant aux méthodes pour réaliser ces objectifs. Ainsi, lors de la guerre du Viêt-nam, le débat américain était limité à la question: "Pouvons-nous gagner cette guerre ou ferions-nous mieux de nous retirer?" Lors de la guerre du Golfe: "Pour vaincre l'Irak, avons-nous intérêt à la guerre ou à d'autres méthodes comme le blocus?" Un Chevènement pourra ainsi être présenté comme un "opposant" alors qu'il était seulement en désaccord sur les moyens, estimant que le capitalisme français kne devait pas se mettre à dos le monde arabe.
Un débat entre ceux qui sont d'accord
De ce débat sont soigneusement écartés ceux qui
"vont trop loin". Ceux qui rejettent non seulement les méthodes,
mais aussi les objectifs poursuivis. Ceux qui condamnent cette guerre non
parce qu'elle est risquée, mais parce qu'elle vise à maintenir
le pillage du Sud kpar les multinationales du Nord. Ces véritables
opposants sont exclus du débat, même s'ils sont des témoins
directs des faits, même s'ils connaissent le dossier mieux que les
"experts" officiels. "Mais il leur reste le courrier des lecteurs et les
tribunes libres", diront certains. Illusion. Les tribunes libres ont été
laissées en dehors de notre analyse car elles ne changent rien à
la façon dont "les faits" sont présentés au public:
selon
les intérêts dominants. Pire, ce système des tribunes
libres offre une soupape de sûreté pour les mécontents,
un alibi qui restaure la crédibilité des médias: "Vous
voyez que nous laissons la parole à tout le monde". Les ministres
et autres vedettes évitent soigneusement d'affronter de véritables
opposants. Un débat leur sert à marquer des points à
l'audimat, pas à chercher la vérité. Dans le meilleur
des cas, ils définissent eux-mêmes (et les médias suivent)
qui constitue un opposant "acceptable". On privilégiera les "modérés",
c'est-à-dire ceux qui partagent les valeurs fondamentales de l'establishment.
Ainsi,
l'aile droite du mouvement pacifiste pouvait parfois recevoir un strapontin
parce que, d'accord avec l'attitude générale anti-Irak de
l'establishment, elle approuvait le blocus.
Laisser la parole à ces dissidents, peut
être "dangereux". Ainsi, en septembre 90, le médecin belge
Lieve Dehaes bénéficia exceptionnellement d'une longue séquence
directe à la télévision flamande BRT. Elle put y décrire
en termes émouvants ce qu'elle avait vu: les souffrances des enfants
irakiens victimes du blocus.
Au début
de l'émission 42% de spectateurs rejetaient ce blocus; à
la fin, 61%.
Pour éviter de telles conséquences,
pour neutraliser l'impact des "indésirables", les médias
disposent de plusieurs méthodes.
La
plus simple, très répandue, c'est le mur du silence. Combien
d'actions, de luttes, de protestations nous resteront à jamais cachées?
Quand l'Union des femmes tunisiennes et les femmes
de l'OLP organisent un Forum international pour la paix, juste avant le
déclenchement de l'offensive terrestre contre l'Irak, elles invitent
de nombreux représentants de la presse occidentale. Aucun ne vient,
sauf le correspondant de L'Humanité. Quand 2 500 GIs américains,
par conviction pacifiste, refusent de combattre dans le Golfe, quand beaucoup
sont condamnés à de lourdes peines et expriment leur idéal
en d'émouvantes déclarations, nos médias nous diront
pratiquement rien
de ceux qui sont sans doute les véritables
héros américains.
Les photos
et déclarations diffusées par le mouvement pacifiste US iront
à la poubelle ou, dans le meilleur des cas, se traduiront par une
brève insignifiante.
Sont-ils écartés par manque de
forces dans les rédactions? Non, "nous avons reçu des consignes
strictes de la part de la direction de la chaîne pour ne pas couvrir
ce genre de manifestations". C'est ce qu'un journaliste d'Antenne 2 a répondu
aux étudiants de Nanterre l'informant d'une manifestation pacifiste
sur le campus.
Sont-ils écartés parce que trop
peu connus?
Mais quand Ramsey Clark, ancien
ministre de la Justice des Etats-Unis, revint d'Irak en février
91, avec un témoignage bouleversant sur les conséquences
des bombardements alliés, un "scoop" assurément,
Les
chaînes NBC et CNN annulèrent les cinq émissions prévues
avec lui. En Europe aussi, Clark fut systématiquement censuré.
Comment déprécier
des pacifistes
Le silence n'est pas toujours possible. On peut
alors déprécier les opposants. Exemple le plus comique: lors
de la grande manifestation pacifiste de San Francisco, le New York Times
écrivit le 27 janvier 91: "Les organisateurs attendaient 200 000
personnes.
Une heure et demie avant l'heure
prévue, ils étaient bien moins nombreux, sans doute 10 000."
Et la veille, il n'y en avait aucun, c'est sûr!
Les méthodes seront généralement
plus subtiles. La TV peut montrer les manifestants, mais sans leur donner
la parole, comme simple toile de fond pour un discours, souvent très
éloigné, tenu par le reporter ou le présentateur.
Lorsqu'il s'agissait de manifestants de pays arabes (ou de discours de
Saddam Hussein),
les traductions françaises
déformaient souvent le sens des propos, comme nous l'ont certifié
plusieurs intellectuels arabes.
Il y a aussi l'arsenal des remarques négatives,
insidieuses ou faussement anodines. Par exemple, à propos de la
manifestation pacifiste du 20/01/91, Le Soir accumule 9 remarques négatives
en 11 paragraphes. Par contre, les deux manifestations belges "pro-guerre"
du 20 et du 27 janvier n'attirent aucun commentaire négatif.
Certains médias se défendent par
l'argument "de toute façon, ces gens ne sont pas nombreux". Mais
l'histoire prouve sans cesse que les minorités peuvent avoir raison.
Et
si ces opposants sont minoritaires, n'est-ce pas précisément
parce que les médias font tout pour qu'il en reste ainsi?
Attention aux pacifistes!
Lettre du rédacteur en chef du quotidien
Ouest-France à sa rédaction:
Au stade actuel du conflit, un point mérite
de notre part une vigilance toute particulière. Des organisations,
des individus s'élèvent contre l'idée de guerre, ou
contre cette guerre-ci en particulier, et manifestent dans notre région.
S'exprime, en la circonstance, la conviction intime des personnes, mais
se met aussi en place, à l'évidence, une organisation bien
huilée qui va s'ingénier à entretenir les protestations,
et à occuper autant que possible le terrain médiatique, grâce
aux actes posés, et à la multiplicité des déclarations.
Bien entendu, ces faits et ces déclarations
d'intention doivent être portés à la connaissance de
nos lecteurs, au titre de pluralisme. Mais nous ne devons pas tomber dans
le piège de la redondance des déclarations et de l'effet
accumulatif des démarches. (...)
La situation risque d'être encore plus
délicate pour nous si le conflit s'installe dans la durée
et surtout, si sont annoncés des drames qui toucheraient les familles
de nos régions. Nul doute que les organisations hostiles à
l'action de la France joueraient de l'émotion populaire.
Signé: François-Xavier Alix.