La personnalisation du conflit
La première opération d'une campagne de démonisation
consiste à réduire un pays à un homme.
A faire comme si personne d'autre ne vivait en Irak, que le seul Saddam
Hussein (et en annexe la "redoutable" Garde républicaine, mais elle
n'est qu'un instrument, pas un sujet). A faire comme si les bombes alliées
ne pouvaient tomber que sur Saddam Hussein, alors que personne, par contre,
ne présentait les Scuds irakiens comme destinés à
Shamir. Toute la crise à été réduite à
un affrontement entre deux personnes: Bush et Saddam Hussein. Le Bien et
le Mal.
Personnaliser ainsi le conflit est très typique d'une certaine conception qui considère l'histoire comme l'oeuvre de grands personnages, les héros, dont l'action individuelle produit les phénomènes sociaux, les changements et les conflits. Cette conception peut être dite idéaliste en ce sens qu'elle suppose que les idées de ces grands hommes expliquent la réalité historique.
A des degrés divers, selon qu'il s'agissait de la presse populaire
ou d'une presse plus intellectuelle, cette personnalisation ramenait le
conflit à un duel de western. Et l'on jugeait le bon cow-boy et
le mauvais bandit sur leurs caractères et mérites personnels,
non sur les intérêts économiques représentés
par chacun.
Cette façon idéaliste d'écrire l'histoire a pour
fonction d'évacuer le débat politique: On ne peut plus discuter
les véritables choix fondamentaux. Par exemple: l'argent du pétrole
doit-il être réinvesti comme bois de rallonge dans les économies
occidentales (les émirs gardant en pourboire des fortunes colossales
dilapidées à acheter des chevaux de course et des casinos)
ou, au contraire, cet argent du pétrole ne serait-il pas mieux employé
à assurer le développement économique et social de
tous les peuples de la région? On ne peut plus discuter la question
de savoir si les multinationales du Nord ont le droit de piller le Sud
et d'employer le chantage ou la force chaque fois qu'un pays résiste.
Point commun des thèmes de démonisation: il faut effrayer.
Y compris et surtout en jouant sur les peurs les plus irrationnelles, les
angoisses, les fantasmes inconscients.
En automne 90; les américains tremblaient à l'idée
de voyager en Europe, craignant de trouver un agent de Saddam Hussein en
dessous de leur siège d'avion. Même le redoutable Rambo (Sylvester
Stallone) annula sa tournée en Europe. Sur notre continent, le sucre,
la farine disparurent brutalement des rayons des grands magasins comme
si Saddam Hussein était sur le point de faire main basse sur ces
précieuses matières premières. La presse affecta d'en
rire, mais en réalité cette psychose était simplement
le résultat extrême d'une campagne médiatique qui visait
justement à effayer sur la base d'arguments irrationnels. On était
seulement allé un peu trop loin:
le conditionnement à la terreur ne se dose pas facilement.
Pour une campagne de démonisation, la réalité importe
moins que l'objectif à atteindre. Peu importent les témoignages
de ceux qui ont rencontré Saddam Hussein. Ceux-ci, même quand
ils le combattent, le décrivent comme "un homme attentif, déterminé
et serein". Un autre témoin français, Ivan Levaï, directeur
de l'information à Radio-France: "j'ai eu envie de dire une chose
horrible, c'est qu'il m'était apparu comme un chef d'Etat normal,
peut-être plus calme et l'air plus tranquille, serein, moins illuminé
que Mobutu, Bongo, etc... et peut-être même poins messianique
qu' Hassan II". Peu importe, dans nos médias cela deviendra: "la
réponse rageuse de Saddam Hussein" (Le Soir, 25/02) ou "L'offensive
verbale d'un Saddam Hussein déchaîné" (Le Soir, 11/08).
La démonisation de Saddam Hussein a utilisé divers procédés:
on l'a assimilé à un diable, terré dans son bunker
comme Satan en enfer. On en a fait un fou pervers ou un malade. On a invité
des psychanalystes et autres psychiatres, "experts" pour analyser le malade
à distance, ce qui est une bouffonnerie sur le plan scientifique.
La presse à sensation ne pouvait manquer d'ajouter quelques
perversions sexuelles au personnage "aimant à se déguiser
en femme", etc. des Scoops à partir de rien du tout alors que les
mêmes feuilles restaient, pendant toute cette période, patriotiquement
muettes sur l'immoralité notoire des émirs du Koweït:
lesquels achètent des jeunes filles de la campagne sur la base de
catalogues avec photos, des intérmédiaires libanais étant
chargés de verser à la famille le "prix" de la jeune fille.
Au point que, dans le Golfe, l'expression "mariage koweïtien" désigne
la prostitution. Mais ceci ne fut pas évoqué; en temps de
guerre, les scandales aussi doivent aller dans le bon sens.
Hitler?
Le sommet, le chef-d'oeuvre de la démonisation fut évidemment
l'amalgame Saddam Hussein-Hitler. Il a suffi que le porte-parole de Shamir
lance ce parallèle dès le 02/08/90 et que Bush appuie immédiatement
sur la même pédale pour qu'aussitôt, sans aucun esprit
critique, les médias reprennent cet amalgame d'une seule plume.
Aucun n'a fait observer qu'un petit pays du tiers monde , épuisé
par 8 années de guerre et d'un niveau économique moyen, incapable
de produire lui-même l'aluminium nécessaire à ses chars,
ne pouvait décemment être comparé à la superpuissance
allemande des années 30 et 40. Aucun n'a relevé qu'avant
de traiter un dirigeant arabe d'Hitler, nous aurions pu être plus
réservés. D'abord, parce que nous avions déjà
traité Nasser de Hitler. Ensuite, parce que celui-ci était
un produit de l'Occident, du soutien des monopoles allemands et de la lâcheté
"munichoise" dominante.
Tout cela, confronté à la réalité historique,
ne tenait donc pas debout. Mais qui se souciait encore de la réalité?
En tout cas, pas le magazine américain The New Republic qui, sur
sa couverture du 03/09/90, retoucha complètement la moustache de
Saddam Hussein afin qu'elle ressemble davantage à celle d'Hitler.
L'amalgame Saddam Hussein-Hitler est donc une preuve de bêtise historique
ou de mauvaise foi, mais il a été jugé par les conseillers
en communication qui guident la Maison-Blanche comme le meilleur moyen
d'inquiéter l'opinion occidentale et de la rallier à la guerre
"inévitable". Les médias y ont collaboré.
La couverture du magazine Time: la vraie moustache de Sadam Hussein
La couverture du magazine The New Republica: La même photo, avec la moustache taillée et redessinée "à la Hitler"
Et Arabe, en plus!
Une autre dimension s'ajoute à la démonisation de Saddam Hussein: le racisme. Ouvert, brutal dans la presse à sensation, plus insidieux dans la presse dite de qualité. La place nous manque, mais on pourrait écrire un livre entier sur cet aspect, et notamment sur les caricatures dénigrant Saddam Hussein. Même dans Le Monde et Le Soir, elles volent à un niveau souvent très bas.
Mais les textes aussi sont imprégnés d'ethnocentrisme
occidental, cette forme de racisme qui juge le monde entier à l'échelle
de nos valeurs, considérées comme naturellement supérieures.
Des journalistes, parfois ignorants au point de classer les Turcs, les
Iraniens ou les Kurdes parmi les Arabes, ont trouvé tout naturel
que George Bush prie, devant la presse soigneusement réunie, avant
de déclencher la guerre ou bien qu'il demande à plusieurs
reprises que Dieu bénisse les Etats-Unis. Mais quand Saddam Hussein
a fait de même, selon les formules rituelles du monde islamique,
les médias ont hurlé: "Et voici Saddam, le croisé
de l'Islam"! A chacun ses croisades, seules les nôtres sont-elles
bonnes?
Dans le même régistre, nous avons eu droit à quantité
de plaisanteries d'un goût plus ou moins fin sur l'Islam et Saddam
Hussein. Alors que celui-ci a fait de son pays un des plus laïcs et
des plus tolérants du monde arabe. Les mêmes médias
s'étaient toujours abstenus d'ironiser sur Ronald et Nancy Reagan,
par exemple, qui ne commencent aucune action importante sans consulter
les astres.
Les populations de nombreux pays du tiers monde n'ont pas porté
sur Saddam Hussein le même regard que l'Occident. Sans illusions
sur l'aspect dictature, elles voyaient pourtant en lui d'abord celui qui
tient tête aux Etats-Unis, à la grande coalition du Nord.
Pour nos médias, c'était là le signe que ces "foules
arabes", ces masses du tiers monde n'étaient guère mûres.
Et si elles y voyaient plus clair que nous? Et si l'aspect qu'elles mettent
en avant était effectivement le plus important? Comment les médias
peuvent-ils être sûrs du contraire puisqu'ils ont d'avance
refermé tout débat de fond sur la question Nord-Sud?
15 janvier 91. "Dernière prière pour
la paix"
"Saddam, le croisé de l'Islam"