Prisonniers: un Irakien ne vaut pas un Occidental

Torturé? Le mensonge patriotique de la BBC

L'Oscar de la désinformation durant la guerre du Golfe a été une compétition très disputée, va à la BBC et au ministère de la Défense pour leur utilisation des images des deux pilotes britanniques capturés. La façon dont ils ont utilisé le film suggérait habilement que les deux hommes avaient été torturés afin de dire ce que la police secrète de Bagdad attendait d'eux . La presse répond avec loyauté. En tête, le Daily Star proclamant "Le bâtard torture nos boys!" (...)
Ce fut seulement après la guerre que la femme du lieutenant Peters, Helen, révéla que le film avait été monté en secret par la BBC. Une copie du film complet, non diffusé, lui avait été remise à ce moment par la BBC, à la condition qu'elle n'en parle pas. Sur la partie non diffusée de la bande, Peters envoyait de bons baisers à sa femme et à ses enfants, et leur disait de ne pas se tracasser au sujet de ses contusions. Elles étaient survenues, expliquait-il, au moment où il s'était éjecté de son appareil et avait atteri la tête la première dans le désert. (De telles blessures sont très courantes lorsque des pilotes s'éjectent.)
"Il n'était pas si traumatisé qu'on le pensait", dit Mme Peters. "Il répondait aux questions avec logique et sensibilité . Il n'avait pas du tout l'air d'avoir été battu."
Pourtant, le ministre de la Défense et la BBC, sachant que les pilotes n'avaient pas été torturés, déclarèrent allègrement aux médias qu'ils l'avaient été, et les médias, unanimes, diffusèrent la dure nouvelle.
Source: Private Eye, hebdomadaire britannique, le 15/03/91

La Meuse, 22 janvier 1991

Crime de guerre de Saddam Hussein

Au mépris de la Convention de Genève, l'Irak transforme en "boucliers humains" les pilotes alliés faits prisonniers.
L'Irak a annoncé hier qu'une vingtaine de pilotes de la coalition faits prisonniers étaient utilisés comme "boucliers humains" pour prévenir des attaques contre des objectifs militaires." (Les prisonniers seront placés "sur des objectifs civils, économiques, scientifiques et autres, choisis à l'intérieur des villes irakiennes." Communiqué de l'agence officielle irakienne INA, 21 janvier 91.
 

Indignation générale quand Bagdad présentera des images de pilotes alliés faits prisonniers. Jubilation sans réserve quand, un mois plus tard, les médias occidentaux montreront des prisonniers irakiens en position bien plus humiliante encore. Le principe "deux poids et deux mesures" s'applique aussi aux prisonniers. Manifestement, un irakien ne vaut pas un  Occidental.
Certains voulaient cacher les prisonniers alliés. Pourquoi? Parce que, affirmait Rocard, ces images constituaient "une humiliation insoutenable devant tous leurs compatriotes." (Source: Lettre au CSA (Conseil supérieur de l'Audiovisuel). Question donc de préserver leur dignité. Mais le même Rocard ne protestera nullement devant les images de prisonniers irakiens. Sauf à le considérer comme raciste, il faut donc chercher une autre explication. En voici une autre (sans que les médias relèvent la contradiction entre les deux): selon le général Germanos, chef du service d'informations et de relations publiques de l'armée, les journalistes devaient réfléchir "à l'impact que ces images auraient sur les familles, les enfants, les fiancées, les parents qui les suivent depuis la France." (Source: Point de presse, 22 janvier 91). A mots couverts, apparaît ici un mobile plus vraisemblable: ne pas démoraliser l'opinion publique française. Ces images de vaincus font tache dans la mise en scène d'une guerre propre et joyeuse. Le talon d'Achille de l'opinion occidentale, c'est la crainte que "notre" côté subisse des pertes et risque de s'enliser dans une guerre coûteuse.

"Nous devons présumer qu'ils ont été torturés"
Mais les médias ont des moyens bien plus efficaces qu'une simple censure des images (difficile à opérer du fait de la concurrence). Ils sont capables de contrer l'effet "prisonniers" et de le retourner contre l'Irak. Par deux procédés qui s'avéreront très efficaces.
D'abord, affirmer que ces prisonniers ont été torturés. Rien ne le prouve. Mais les médias déversent des torrents de commentaires sur le visage boursouflé du lieutenant US Jeffrey Zaun. A part le directeur de l'information de Canal Plus, aucun commentateur ne soulève l'hypothèse la plus plausible, à savoir que ses blessures sont sans doute la conséquence de l'éjection. Ce que Zaun confirmera d'ailleurs à sa libération. Il n'a pas été battu, et s'est en outre occasionné lui-même quelques hématomes supplémentaires pour ne pas être présentable.
Malgré quoi le mensonge sera répété à satiété. La presse à sensation parle sans détours des "prisonniers torturés". La presse distinguée l'affirme indirectement ou l'insinue. Le journal Le Monde s'abrite derrière un "expert". Un sénateur américain, ancien prisonnier au Viêt-nam, lui permet de titrer spectaculairement, le 23 janvier: "Les pilotes capturés montrés à la télévision irakienne ont été torturés, affirme un sénateur américain". La preuve? Elle se limite à une supposition du dit sénateur: "Nous devons présumer (sic) qu'ils ont été physiquement contraints de faire des déclarations pacifistes..." Quand c'est pour la bonne cause", des présomptions de cet acabit suffisent. En passant, on notera qu'en matière de tortures, Le Monde choisit un sénateur US qui n'en a pas été victime. Il ne manquait pourtant pas d'Algériens dotés d'une précieuse expérience des tortures de l'armée française...
Un deuxième procédé permettra de démoniser davantage encore l'Irak. Quand Bagdad annonce (ce ne sera pas appliqué) que les prisonniers seront placés "sur des objectifs civils, économiques, scientifiques et autres, choisis à l'intérieur des villes irakiennes", les médias occidentaux du 22 janvier transforment "objectifs civils" en un terme volontairement ambigu: "sites stratégiques" (Le Monde par exemple). La Meuse pousse le mensonge encore plus loin: "La mesure décidée par Saddam Hussein est ignoble. Il force les pilotes alliés à risquer de tuer leurs camarades prisonniers placés sur des sites militaires."
L'expression démagogique "boucliers humains" ne renverse-t-elle pas les responsabilités? Bombarder des villes irakiennes, n'est-ce pas prendre des civils en otage? Mais ici aussi, certains "boucliers humains" sont admissibles, d'autres sont intolérables. Parmi les boucliers humains admissibles, on doit ranger ces prisonniers palestiniens qu'Israël rassembla durant cette guerre autour de son site nucléaire de Dimona, dans le désert du Néguev. La presse occidentale n'en parlera jamais. Nos amis ont tous les droits.
Aucun média ne rappellera non plus que les Américains ont, sur une large échelle, maltraité et torturé des prisonniers de guerre, au Japon, en Corée, au Viêt-nam, etc. Tout comme les Français en Algérie et les Belges au Congo. Tout cela restera soigneusement enterré. Qu'il s'agisse de l'histoire ou du présent, cette désinformation repose sur un racisme profond: ce qui choque, c'est qu'on maltraite des prisonniers occidentaux, des Blancs. Le reste...
Par ces deux procédés, que réprouve la déontologie journalistique élémentaire, l'affaire des prisonniers a été retournée à l'avantage des alliés. Ainsi, après un passage indigné sur les "visages tuméfiés de tous (sic) les pilotes", Baudouin Loos pourra écrire: "George Bush aura beau jeu, maintenant, de justifier aux yeux de son opinion publique parfois réticente l'extension  des enjeux de cette guerre: la libération du Koweït, c'est bien; l'écrasement d'un "boucher", c'est mieux. (...) Saddam Hussein vient de lui apporter sur un plateau le meilleur des justificatifs" (Le Soir, 23/01/91).
Saddam Hussein non, mais les médias oui.

Comment l'Occident traite ses prisonniers

Tous les médias occidentaux ont insisté sur le fait que l'Irak violait les conventions de Genève concernant le traitement humanitaire des prisonniers de guerre. Aucun n'a rappelé à quel point les Occidentaux eux-mêmes avaient régulièrement et gravement violé ces mêmes conventions. L'éditorial du Monde, le 23 janvier 91, voyait même dans l'attitude de l'Irak "une première dans la liste, pourtant longue, des horreurs de la guerre. Le seul exemple dont l'éditorialiste du Monde parvenait à se souvenir, dénonçait...le Viêt-nam pour avoir diffusé des "confessions" de pilotes américains abattus. Voici quelques exemples historiques afin de rafraîchir la mémoire amnésique de ces journalistes...

Japon 1945
Nous avons abattu des prisonniers de sang-froid, rasé des hopitaux, coulé des canots de sauvetage, tué ou maltraité des civils ennemis, achevé des ennemis blessés, enseveli les mourants avec les morts, et dans le Pacifique, nous avons bouilli la peau d'ennemis pour en faire des ornements et des accroche-coeurs ou bien creusé leurs os pour en faire des coupes-papier.
(Source: Edgar L. Jones, correspondant de guerre de The Atlantic, février 1946.)

Dans son journal, "Carnets de guerre de Charles Lindbergh", New York, 1970, ce dernier raconte toutes sortes d'atrocités commises contre des prisonniers japonais, y compris cet acte horrible accompli en face des soldats, lorsqu'un malheureux prisonnier reçoit une cigarette, puis a la gorge tranchée d'une oreille à l'autre. Une autre fois, il rapporte que des milliers de prisonniers ont été emportés, mais qu'il en revient seulement 100 ou 200: "Nous avons eu un accident avec le reste", lui dit-on. Son journal raconte le massacre de tous les patients d'un hôpital japonais...
Cité par Alexander Cockburn, Lies of Our Times, New York, mars 1991.

Israël 1967
Les Israéliens avaient tendance à tuer autant d'Egyptiens que possible et à détruire ou s'approprier leur matériel. La force aérienne israélienne, sans rivale dans le Sinaï, mitraillait et brûlait avec des conséquences effrayantes. Lorsque la bataille fut terminée, Israël bloqua froidement une tentative de la Croix-Rouge de venir au secours des êtres humains affamés et mourant dans le désert sous un impitoyable soleil d'été.
Source: Kennett Love, ex-reporter au New York Times, "Suez:", New York, 1969. Sur les prisonniers faits par Israël au Liban en 1982, cf. Noam Chomsky, Fateful Triangle, Boston, 1983.

Corée 1950
J'avais vu Belsen (camp de concentration nazi), mais ceci était pire. Cette terrible masse d'hommes, accusés de rien, sans jugement, Sud-Coréens en Corée du Sud, suspectés d'être "non fiables". Il y en avait des centaines; squelettiques, marionnettes couvertes de cordes, leur face d'un gris transparent, attachés les uns aux autres par des chaînes, repliés dans l'attitude orientale classique de soumission, une position foetale, sur des tas d'immondices... Autour de ce marché médiéval abominable, quelques groupes de soldats américains s'amusaient à photographier la scène avec un soin méticuleux... J'exprimai mon indignation à la commission de l'ONU, qui me répondit très poliment: "Tout à fait troublant, en effet, mais rappelez-vous que ces gens sont Asiatiques, avec des normes de comportement différentes." Je bouillais, ce qui ne m'arrive pas facilement. Nous relatâmes la situation avec soin, par l'écrit et par les photographies. En moins d'un an, cela a failli me coûter mon emploi et à mon magazine son existence même.
Source: James Cameron, envoyé spécial de Picture Post, août 1950. (Le propriétaire du magazine censura entièrement les comptes rendus de tout ceci). Cité par Halliday et Cummings, Korea: The Unknown War, Londres 1988.

Viêt-nam
Chaque cratère de bombe était entouré de corps, d'appareils tordus et de gens saignants et gémissants. Près d'un de ces trous, il y avait 40 ou 50 hommes, tous en uniformes verts nord-vietnamiens, mais sans leurs armes, gisant manifestement en état de choc. Nous avons envoyé des hélicoptères-mitrailleurs qui les délivrèrent rapidement de leur misère.
Source: un officier américain, racontant "un des raids les plus productifs de toute la guerre", New York Times, 6 mai 1972.

Après le compte rendu détaillé de l'interrogatoire, de l'isolement brutal et de l'éxécution finale du prisonnier de guerre nord-vietnamien Nguyen Van Tai, "en avril 1975, un responsable plus agé de la CIA suggéra aux autorités sud-vietnamiennes qu'il serait utile qu'il "disparaisse"... Les Sud-Vietnamiens étaient d'accord. Tai fut embarqué dans un avion et jeté à 3000 m de haut, au-dessus de la mer de Chine. Il venait de passer quatre années dans un isolement total, dans une chambre entièrement blanche avec des températures maintenues constamment très basses dans le but de le forcer à parler.
Source: Frank Snepp, Decent Interval, New York, 1978. Frank Snepp a lui-même été agent de la CIA.

Certaines des pires atrocités commises par des soldats américains à l'encontre de Vietnamiens sont révélées dans les témoignages d'une centaine de vétérans du Viêt-nam repris par "Winter Soldier Project". Les récits de ces vétérans furent enregistrés dans un film qui fut considéré comme trop choquant pour le public américain et ne fut jamais diffusé sur les chaînes TV importantes.
Les vétérans parlaient de civils assassinés, de prisonniers lancés du haut des avions, de détenus décapités et de toutes les infractions imaginables à la Convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre. Le sergent Mc Cusker faisant partie de la première division des Marines et travaillait comme photographe-reporter de l'infanterie. Il certifia: "Ces histoires du champ de bataille, ces tortures de prisonniers, l'utilisation des chiens dressés pour ces tortures, j'ai découvert qu'il n'y avait pas une unité pire que les autres, ceci était la pratique courante."
Cité par Alexander Cockburn.

Algérie
Il tenait son visage tout près du mien, il me touchait presque et hurlait: "Tu vas parler! Tout le monde doit parler ici! On a fait la guerre en Indochine, ça nous a servi pour vous connaître. Ici c'est la Gestapo! Tu connais la Gestapo?" (...) Lorca m'attacha sur la planche: une nouvelle séance de torture électrique débutait. "Ce coup-ci, c'est la grosse Gégène", dit-il. (...)
De l'autre côté du mur, dans l'aile reservée aux femmes, il y a des jeunes filles dont nul n'a parlé: Djamila Bouhired, Elyette Loup, Nassima Hablal, Melika Khene, Lucis Coscas, Colette Grégoire et d'autres encore: déshabillées, frappées, insultées par des tortionnaires sadiques, elles ont subi aussi l'eau et l'électricité.
Mon affaire est exceptionnelle par le retentissement qu'elle a eu. Elle n'est en rien unique. Ce que j'ai dit illustre d'un seul exemple ce qui est la pratique courante dans cette guerre atroce et sanglante.
Source: Henri Alleg, La question, Paris 1961.

L'enquête menée par W. Wuillaume (conclut que) les tortures sont pratiquées par "toutes les polices", par la gendarmerie, par la police judiciaire, par la police des renseignements généraux. Les magistrats, dans la pratique, sont complices, puisqu'ils ne font pas soumettre à un examen médical les détenus qui présentent, comme c'est souvent le cas, des lésions visibles (plantes des pieds brûlées, bras disloqués, etc.).
Quelle fut alors la réaction des pouvoirs publics? Le ministre de l'Intérieur de l'époque, François Mitterrand , fut évasif; tout en reconnaissant que des excès avaient été commis, il tint à rendre hommage à la police algérienne. (...)
Le moyen le plus simple pour créer le doute était l'usage des guillemets auquel eut recours la quasi totalité de la presse (y compris Le Monde).
Source: Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république, Paris 1983.

Salvador
Depuis des années, on dispose de récits concernant la présence d'Américains, militaires ou membres des services secrets lors d'intérrogatoires (et de tortures) de guérilleros capturés au Salvador. Il n'existe aucune contestation quant aux histoires de militaires salvadoriens, payés par les Etats-Unis, torturant et tuant des prisonniers de ce genre, le cas le plus récent étant celui d'une femme combattante du FMLN. Source: Alexandre Cockburn, déjà cité.



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