Quels buts de guerre vous a-t-on présentés?
"Nos emplois, c'est notre "way of life". Notre propre liberté
(...) en souffrirait si toutes les plus grandes réserves pétrolières
du monde tombaient entre les mains de ce seul homme, Saddam Hussein."
George Bush, 08/08/90
"Il y a des gens qui ne comprennent jamais. Le combat ne concerne pas
le pétrole, le combat concerne une agression brutale."
George Bush, 16/10/90
Sondage: "40% des personnes consultées (aux USA) considèrent que le président n'a pas clairement expliqué la nécessité d'envoyer des troupes pour la défense d'intérêts qui leur apparaissent encore obscurs." (Le Monde, 14/08/90).
Le 4 mars 91, juste après la guerre, William Safire, un des éditorialistes conservateurs les plus réputés aux Etats-Unis, démentait la ligne officielle américaine: "Notre objectif est de libérer le Koweït et non de renverser Saddam Hussein." Pas du tout, répondait Safire. "Puisque chacun sait que ceci est faux, pourquoi ne renonçons-nous pas à cette fiction et n'alignons-nous pas notre discours sur la réalité? Réponse: parce que nous voulons laisser au peuple irakien une certaine dignité. Nous voulons que l'honneur de renverser Saddam Hussein leur appartienne. Un mensonge pour la bonne cause est pardonnable s'il aide à rendre à une nation défaite l'estime de soi-même et à diminuer son ressentiment." (New York Times, 04/03/91).
Protéger l'Arabie, libérer le Koweït
ou briser l'Irak?
Comment nos médias ont-ils présenté les objectifs
alliés dans cette guerre? Il y eut un glissement assez rapide du
premier de ces objectifs vers le second, puis plus lentement, et non sans
heurts, vers le troisième. Début août 90, comme nous
l'avons vu, la ligne officielle limite les objectifs à la "protection
de l'Arabie Saoudite menacée d'invasion". Puis, les USA obtiennent
l'aval de l'ONU pour "libérer le Koweït", c'est-à-dire
faire respecter le "droit international". Mais gouvernements et médias
savent qu'il s'agit en fait de liquider le régime irakien.
S'ils le savent, pourquoi ne le disent-ils pas? En août 90, les
sondages indiquent qu'une majorité des Français et de Belges
ne sont pas favorables à une entrée en guerre dans le Golfe.
Si, à ce moment, les alliés avaient dit de but en blanc:
"notre objectif est de faire la guerre contre l'Irak, de détruire
la puissance de ce pays et de renverser Saddam Hussein, et cela impliquera
une guerre et des massacres", la réponse de l'opinion aurait été
certainement négative.
Cinq mois plus tard pourtant, à l'issue d'une campagne de presse
d'une intensité sans précédent (dans Le Soir et Le
Monde jusqu'à sept, voire dix pages par jour), les mêmes sondages
indiqueront une très large majorité en faveur du déclenchement
de la guerre contre l'Irak. La campagne de presse avait réussi.
Dans une telle situation, que devait-on attendre d'un média honnête?
Qu'il se contente de reproduire fidèlement les propos tenus par
les autorités gouvernementales et militaires (c'est le journalisme
"porte-voix") ou qu'il analyse les contradictions entre les buts officiellement
affichés et les buts réellement poursuivis par les alliés?
De telles contradictions peuvent être repérées entre
les déclarations d'une même personne (voir l'exemple de Bush
cité plus haut), ou bien entre ses déclarations et celles
d'autres sources ou bien encore avec certains faits anciens ou peu connus.
Le lecteur n'ayant ni le temps ni les moyens de faire lui-même ce
travail de recherche, le rôle du journaliste n'est-il pas de lui
apporter ces éléments indispensables pour former son jugement?
Les médias peuvent-ils se limiter aux sources officielles alliées?
Ne doivent-ils pas présenter également les conceptions
des Irakiens et de leurs alliés, sans oublier les avis d'experts
non alignés sur les positions alliées. Qu'en a-t-il été?
Au mois d'août, par exemple (les autres périodes donnent des
résultats semblables), nous avons trouvé dans Le Monde dix-neuf
articles et dans Le Soir quinze articles traitant le thème des objectifs
de guerre.
A quelles sources y donne-t-on la parole?
Un partis pris évident. D'autant que les sources "neutres" (russe
et yougoslave) n'ont qu'un apport mineur, que les citations irakiennes
sont presques toujours encadrées de guillemets, conditionnels ou
autres techniques dévalorisantes. Bref, Le Monde et Le Soir ne donnent
la parole qu'aux sources du pouvoir occidental: George Bush, James Baker,
le Département d'Etat américain, Colin Powell, Dick Cheney,
quelques journaux américains proches du pouvoir. Où reste
le pluralisme tant vanté? Comment ne pas sourire en lisant dans
Le Soir: "Les journaux de Bagdad n'ont d'autre choix de répercuter
l'opinion du régime dictatorial?" (Le Soir, 03/01/91).
Admettons cependant qu'on trouve dans Le Monde quelques rares confidences,
généralement américaines, qui détruisent la
thèse officielle. Est-ce signe d'objectivité? D'abord, la
proportion entre la ligne officielle et ce qui la contredit est bien de
cinquante contre un. Car les passages "contraires" ici reproduits, nous
avons dû les chercher soigneusement. C'est la ligne officielle qui
domine de façon écrasante. Et totalement au niveau de la
couverture et des titres. Ensuite, les responsables politiques et leurs
cabinets ne sont-ils pas passés maîtres dans cette stratégie
combinant déclarations officielles et confidences officieuses? Cette
communication à deux vitesses permet de faire passer simultanément
le message pour "la masse" et celui "pour initiés". Mais le rôle
d'un média un tout petit peu critique ne serait-il pas de confronter
l'un et l'autre?