Somalie: un "humanitaire" au goût de pétrole
Voici le médiamythe "Somalie": par pur dévouement, par
pur souci humanitaire, les bons Blancs du Nord sont venus aider, nourrir
et protéger ces Somaliens irresponsables, gravement menacés
par leurs éternelles dissensions tribales.
Aider? Nourrir? Protéger? Il est dommage que, cette fois, les
médias occidentaux n'aient pas donné la parole au célèbre
général Schwarzkopf qu'ils avaient si complaisamment relayé
dans le Golfe.
Il révélait très clairement que ce qui comptait
pour la "présence"
(euphémisme pour
occupation)
des USA dans cette région,
c'était, à nouveau, le pétrole.
Pétrole = tabou, ici encore. Tous ces
nobles éditoriaux "humanitaires" de décembre 1992 (début
de l'intervention) passent sous silence le fait que quatre des plus grandes
compagnies pétrolières US (Conoco, Amoco, Chevron et Philips
Petroleum) avaient acheté la concession des deux tiers du sous-sol
somalien dont les réserves sont jugées parmi les plus prometteuses
au monde. Durant trois ans, une équipe de la Banque Mondiale avait
étudié le sous-sol de la côte nord. Conclusion de son
chef, O'Connor: "Il y a une quantité commerciale importante de pétrole.
Lorsque les Somaliens auront réglé leurs affaires, il y aura
beaucoup d'argent à gagner ici."
Source: Los Angeles Times, 18/01/93
Malheureusement, les Somaliens ne "réglaient
pas leurs affaires". Du moins pas comme l'entendaient les Etats-Unis. Peu
avant l'intervention, de nombreux clans s'acheminaient vers un accord qui
visait à rétablir la souveraineté de la Somalie. Trop
de souveraineté? Washington décida de "régler les
affaires" à sa manière pour permettre à ces compagnies
de réaliser enfin les profits pétroliers tant attendus. Est-ce
un hasard si le siège de la société Conoco en Somalie
fut transformé de facto en ambassade US quelques jours avant le
débarquement?
Rien de tout ceci ne fut évoqué
par nos médias "indépendants". Aucun, par exemple, ne réfuta
le ministre belge des Affaires étrangères, Willy Claes, qui
mentait effrontèment au Sénat :
"A
ma connaissance, il n'y a en Somalie plus aucune société
pétrolière active. L'envoi de troupes avait des objectifs
purement humanitaires."
Source: Solidaire, 16/06/93
Les vrais mobiles de l'intervention? Pétrole
donc. Plus d'importantes réserves d'uranium. Plus la nécessité
de maintenir à un niveau élevé les budgets d'armement
US. Et surtout la position stratégique de la Somalie. Dominer la
Corne de l'Afrique, c'est contrôler le carrefour Afrique-Asie. Et
notamment la route amenant le pétrole vers l'allié, mais
surtout rival, japonais. En contrôlant fermement la Somalie, les
Etats-Unis se donnaient aussi les moyens d'intervenir contre le Soudan,
"puissance renégate aux aspirations régionales hégémoniques"
qui avait eu le tort de soutenir l'Irak.
Toutes ces raisons permettent de comprendre l'enthousiasme
du philanthrope humanitaire bien connu de Ronald Reagan :
"Ce
qui se fait en Somalie est nécessaire à beaucoup d'endroits
dans le monde: un gant de velours humanitaire soutenu par le poing d'acier
d'une force militaire".
Source: De Morgen, 23/12/92
Instructives aussi les motivations des autres
grandes puissances : "La France ne pouvait laisser aux Américains
le monopole de l'intervention, ne serait-ce qu'en raison de son rôle
au Conseil de sécurité et de sa politique traditionnelle
en Afrique."
Source: Valeurs Actuelles, 21/12/92.
Quant au chancelier Kohl, il déclarait que l'Allemagne enverrait
1.500 soldats: "La place que l'Allemagne occupe dans le monde l'exige."
Dévouement humanitaire ou rivalités de grandes puissances?
Tout comme la guerre contre l'Irak, l'intervention
militaire en Somalie avait besoin d'être habillée de motivations
nobles. Après les "droits de l'homme" et la protection du "droit
international", ce fut la nécessité de sauver de la faim
ces millions de Somaliens qui ne pouvaient plus compter que sur nous...
Dommage que cette fois les médias
ne donnent plus la parole au général Schwarzkopf !
Car sur la Somalie, le général
avait beaucoup de choses intéressantes à dire. En tant que
chef de l'état-major US pour l'Asie du sud-ouest, la péninsule
arabe et la Corne de l'Afrique, il avait présenté un rapport
très clair aux auditions de 1991 du Sénat des Etats-Unis.
"Etant donné que les économies
du monde libre dépendent de manière croissante d'un flux
ininterrompu de pétrole d'Asie du sud-ouest, les Etats-Unis ont
un intérêt vital à maintenir un accès illimité
aux gouvernements, peuples et ressources de cette région... Cette
région instable contient 77% des réserves pétrolières
établies du monde libre. Alors que certaines estimations indiquent
que nos propres réserves économiquement exploitables pourraient
être épuisées d'ici 20 à 40 ans, la région
du Golfe Persique contiendra toujours plus de 100 ans de réserves
établies, et de nombreuses et prometteuses zones encore à
explorer. (...) Le passage de la mer Rouge et ses goulets stratégiques
sont le centre des intérêts des Etats-Unis là où
convergent Afrique et Asie. (...) La route de la mer Rouge et Bab el Mandeb
deviendront encore plus importants avec l'accroissement des capacités
de traitement et d'exportation de l'Arabie Saoudite. La plus grande part
de ce pétrole devra passer par Bab el Mandeb car les super-pétroliers
sont trop grands pour le canal de Suez."
Et comment assurer la protection de ces intérêts
"vitaux" (entendez : commerciaux et militaires)? Là aussi Schwarzkopf
est très clair sur le rôle qu'il attribue à l'humanitaire:
"Dans la région, la stratégie US
en temps de paix se centre sur la présence, les exercices combinés
et l'assistance à la sécurité. La présence
(...) c'est plus que simplement des forces militaires. Des programmes d'assistance
humanitaire, des conférences, des programmes de formation et des
échanges... constituent la présence et sont des facteurs-clés
pour maintenir d'étroites relations avec nos amis de toute la région."
Source: Cité dans Lies of Our Times (USA),
janvier 1993.
Le silence des médias
Aucun des médias dominants ne démontra
pourquoi nous intervenions en Somalie et pas dans d'autres pays africains
également frappés par la famine. Aucun média ne rappela
que "quand les anciennes puissances coloniales ont poussé les pays
dominés à remplacer les cultures vivrières, celles
qui servent à l'alimentation des populations locales, par des cultures
d'exportation comme le café, le cacao, le coton ou l'arachide, elles
ont créé les conditions de la malnutrition de ces peuples.
Quand, dans les Bourses de commerce occidentales, on fait chuter le cours
des matières premières importées du "tiers-monde",
on sème la famine dans l'autre partie du monde". Aucun média
n'expliqua que l'intervention du FMI (Fonds Monétaire International)
et de la Banque Mondiale dans les années 80 fut le facteur déterminant
pour disloquer la société somalienne.
Aucun média ne posa la question clé:
"Qui aide qui?" D'un côté, l'Occident "aide" l'Afrique en
lui versant en moyenne 10 milliards de dollars par an; de l'autre côté,
il en tire 22 milliards sous forme de profits et revenus des prêts.
Ce qui explique pourquoi la dette de l'Afrique à grimpé à
235 milliards $.
Source: FMI, World Economic
Outlook, octobre 1992.
D'ailleurs, même
l'aide alimentaire est un sujet controversé: "offrir" de la nourriture
est souvent un moyen pour l'Occident de réduire ses surplus alimentaires
et aussi de décourager les productions locales rivales.
Mais il fallait à tout prix consolider
le médiamythe "La Somalie ne pourra s'en sortir sans nous". ONU
et USA prétendirent donc que 80% de l'aide n'atteignaient pas la
population. En réalité, seulement 20% étaient détournés
par les chefs de guerre. Moins qu'en 1986, lorsque les Américains
contrôlaient toute la Somalie par l'intermédiaire du président
Siad Barre: à l'époque, 80% de l'aide alimentaire disparaissaient
réellement chez les fonctionnaires locaux, l'armée, les commerçants.
Omettant tous ces antécédents qui
permettaient de comprendre pourquoi la Somalie en était arrivée
là, les médias ont rejeté toute la faute sur les "élites
locales". Comme si celles-ci n'avaient pas été, depuis des
années, les exécutants de la politique dictée par
les grandes puissances, USA en tête!
Pourquoi ne pas rappeler que les Etats-Unis avaient,
entre 1981 et 1989, fourni 200 millions $ d'armes à l'ancien dictateur
Barre, fermant les yeux sur sa corruption et ses massacres? Un seul commentateur,
l'Américain Peter Jennings (ABC) expliqua que: "A la grande satisfaction
de Washington, Barre était tout à fait disposé à
entraver l'Ethiopie (alliée de l'URSS), par une guerre affaiblissante...
Des millions de civils innocents en payèrent le prix."
La responsabilité du FMI
"Les dévaluations consécutives du
shilling somalien dictées par le FMI ont totalement creusé
le pouvoir d'achat dans les villes. Ces dévaluations combinées
avec l'importation massive de denrées alimentaires en provenance
de l'Occident comme "aide alimentaire" ont provoqué l'appauvrissement
des communautés rurales. Simultanément, la Banque Mondiale
a obligé le régime de Siad Barre à appliquer les lois
du marché dans le domaine des soins vétérinaires au
bétail. Les nomades, habitués depuis toujours à un
système de troc, étaient obligés du jour au lendemain
de payer en espèces et à des prix grimpant en flèche
les soins nécessaires à leur bétail. (...) Le FMI
a également imposé des restructurations budgétaires
de manière à donner la priorité au service de la dette
extérieure. Ces "plans de redressement budgétaire" ont eu
l'effet que l'on sait. En 1989, les dépenses pour les soins de santé
ont été réduites de 78% par rapport à 1975.
En 1989, l'Etat somalien ne consacrait que 4 dollars par an et par enfant
à l'enseignement. En 1982, c'était encore 82 dollars."
Source: Solidaire, 01/12/1993. Cfr aussi Le Monde
Diplomatique, juillet 1993.
Inexplicable ingratitude
Aucun média ne releva qu'un des premier
objectifs de l'intervention militaire fut de réduire au silence
la radio de l'Alliance nationale somalienne. Cela devient une tradition.
Les centres d'information avaient déjà été
un des tout premiers objectifs de l'armée israélienne à
Beyrouth en 1982, de la "révolution" de Bucarest en 1989, des bombardements
US à Bagdad en 1991. Mais tout cela n'était que coïncidence,
bien sûr. De même que la nomination par la Maison-Blanche de
Jeff Eller pour coordonner l'information sur "Restore Hope". C'est-à-dire
exactement la personne qui avait si bien dirigé le verrouillage
de l'information durant l'intervention US à Panama en 1989! Eller
se dépêcha de regrouper les journalistes en "pools" officiels,
mais plus discrètement cette fois.
Source: Associated Press, 13/10/93, cité
dans Extra, décembre 93.
Et si les médias dominants, avec tous
leurs grands moyens professionnels, n'ont soulevé aucune de ces
questions, alors qu'ils nous avaient abreuvé de solennelles promesses
après le Golfe, n'y voyez aucune complicité. "Ils n'ont pas
le temps", c'est bien connu. Pas le temps non plus de contrôler leur
vocabulaire. C'est donc par manque de temps qu'un soldat américain
capturé devient un "otage" tandis que les Somaliens capturés
par les troupes de l'ONU sont de simples "prisonniers".
Source: Associated Press, déjà
cité.
Les médias n'ont pas non plus trouvé
le temps d'expliquer pourquoi cette ingrate population somalienne se dressait
de plus en plus contre les troupes d'occupation. Ni comment "400 miliciens
armés, qui bénéficient de nombreuses complicités"
tiennent tête depuis des mois à 30.000 soldats surarmés.
Ni comment "la plus grande partie du fonds de 1,5 milliard de dollars destiné
à sauver la Somalie est allée à une enceinte occupée
à la fois par les personnels civils et militaires de l'ONU et des
USA (entourée d'un) mur de béton de trois mètres de
haut couronné de tessons de verre et de barbelés. Cette somme
sert en fait à construire un camp retranché, protégé
par des mitrailleuses, dont la plupart des Somaliens sont tenus à
l'écart".
Source: Washington Post,
cité dans Courrier International, 16/12/93.
Curieux sauvetage où les sauveurs doivent
être protégés de la colère des sauvés!
Aucun média n'a non plus expliqué comment l'intervention
a provoqué un regroupement patriotique relativement large autour
du général Aïdid. Parce que le Somalien moyen, quel
que soit son clan, refuse plus que tout le retour à la période
coloniale.
La mission que le système médiatique
confie aux journalistes n'est pas d'expliquer pour faire comprendre, mais
de bercer pour endormir. Washington voulait contrôler une région
stratégique, les médias nous ont bercés pour nous
endormir...
Destroy Hope?
"Entre décembre 1992 et novembre 1993,
de "Restore Hope" à "Onusom II" des milliers de Somaliens ont été
tués par des casques bleus ou des soldats de la Force d'Action rapide
américaine. (...) Les bombes et les plastiquages des "forces de
la paix" ont détruit des usines, des hôpitaux, des locaux
d'organisations humanitaires, sans oublier les locaux de la radio somalienne,
archives comprises (glorieuse opération menée par des soldats
français, après que des "experts" américains eurent
repéré les lieux). L'afflux de riz a provoqué la chute
des cours et l'abandon de la culture dans la région: une nouvelle
famine est donc programmée. Par contre, ce qui était réellement
demandé, semences, produits phytosanitaires, vaccins, matériels
divers, aide financière, n'a jamais été fourni.
"Dérive"? "Dévoiement"? La mémoire
courte voudrait aujourd'hui laisser entendre que l'opération a malheureusement
mal tourné. C'est oublier (...) que les ONG avaient multiplié
les mises en garde et largement dénoncé les manipulations;
que les responsables de l'ONU opposés à ce débarquement
avaient été purement et simplement virés (...)
C'est oublier aussi que dès les premières
heures de Restore Hope, la population a subi l'oppression et la violence
coloniale dans leur expression traditionnelle la plus pure : venus pour
filmer la liesse du colonisé, les médias occidentaux n'ont
pu rapporter que des images de violence et de haine".
Source: Claire Pascal, Somalie, déroute
américaine, revue Alerte (France) décembre 1993.