De grandes oreilles :
Unique au monde, "les grandes oreilles" spatiales du plus secret
des services secrets
américains, la NSA (National Security Agency), interceptent
toutes les communications de la planète. Cibles de prédilection:
les entreprises et les gouvernements européens, mais aussi asiatiques.
La divulgation de l'existence du réseau d'écoutes "Echelon",
mis en place pendant la guerre froide par les Américains, a entraîné
sa condamnation par les Européens. Cette
contestation se traduira par des évolutions majeures, visant
à rendre le système plus efficace et plus discret. En exclusivité,
Science & Vie vous présente les dessous du dossier.
Par Martin Crag
Le système livre son nom
Pourquoi une telle tension, aujourd'hui, sur les "grandes oreilles"
américaines ?
Parce que, en commandant plusieurs rapports à des experts
indépendants, le Parlement européen a crédibilisé
les critiques qui s'étaient fait jour, depuis une dizaine d'années
déjà, de la part de journaux britanniques, d'organisations
non gouvernementales et de mouvements pacifistes. La première enquête
sur Echelon a été réalisée en août 1988
par le journaliste d'investigation britannique Duncan Campbell pour le
New Statesman.
On sait, depuis février 2000, que ces accusations reposaient
sur des révélations, passées inaperçues quelques
mois plus tôt, d'un ingénieur de Lockheed, Margaret Newsham,
travaillant sur plusieurs systèmes d'information associés
à Echelon. Il faudra encore huit ans pour qu'un pacifiste néo-zélandais,
Nicky Hager, publie un livre apportant nombre de détails sur le
programme.
Mais la source essentielle de la médiatisation et de la polémique
autour d'Echelon réside dans le rapport commandé par le Parlement
européen à Duncan Campbell, dont les premières versions
ont commencé à circuler en mai 1999, avant que sa présentation
officielle déclenche une tempête en octobre suivant.
Les organisations de défense des libertés civiles
se sont greffées dans les semaines suivantes sur cette contestation,
bientôt suivies par les parlementaires. La NSA elle-même décidait
à cette époque de déclassifier, pour le compte du
centre de recherches universitaires National Security Archive, de l'université
de Georgetown, le seul document officiel mentionnant d'un mot le système
Echelon.
L'empire américain adore les secrets des autres. Son statut de
première superpuissance économique et militaire mondiale
lui permet de revendiquer le droit d'intercepter, contrôler, décrypter
tout ce qui se passe sur la planète, et de disposer pour ce faire
d'un fantastique appareil de renseignement et de services secrets, qui
ne consomme pas moins de vingt milliards de dollars par an
20.000.000.000
$.
Sur cette somme, le tiers est affecté à l'imagerie
IMINT (Image Intelligence), c'est-à-dire à l'espionnage par
des satellites photographiques et des satellites radars de l'ensemble de
la surface du globe, océans compris. Le National Reconnaissance
Office (NRO), qui en a la charge, a beau être le plus cher, il est
également le plus petit service secret américain : il compte
moins de 2000 fonctionnaires, qui s'occupent du maintien des satellites
à poste, de leur orientation et de la distribution des images aux
services chargés de leur exploitation,
essentiellement la CIA et les forces armées. Avec ses 21.000
fonctionnaires et ses 3,6 milliards de dollars
3.600.000.000 $
de
budget annuel, la National Security Agency (NSA) est à tous points
de vue le plus gros service américain. Elle dispose du plus formidable
appareil technique, et est chargée par le gouvernement de toutes
les interceptions des communications et des signaux radioélectriques
émis sur la planète.
Son intitulé officiel, NSA/CSS (National Security Agency/Central Security Service), indique qu'elle mène des activités propres, mais qu'elle est aussi chef de file technique et "politique", ce terme étant pris dans le sens de la définition des priorités, pour les armées américaines.
Durant toute la guerre froide, la NSA s'est spécialisée
dans la surveillance du monde soviétique.
Mais depuis une dizaine d'années elle a changé son fusil
d'épaule, au point d'être aujourd'hui accusée d'avoir
réorienté l'ensemble de son dispositif d'interception vers
les pays alliés politiques et diplomatiques des Etats-Unis, qui
se trouvent aussi être des concurrents commerciaux.
A l'intérieur même des Etats-Unis, d'autres attaques la
visent, ayant pour objet cette fois des interceptions auxquelles elle procéderait
contre des citoyens américains, ce que la loi fédérale
proscrit formellement. Au nom de la sécurité nationale, la
NSA surveille tout. Ses avions estampillés US Air Force, tels les
différents modèles du RC-135, produit par Boeing sur
des cellules de Boeing 707, sillonnent la planète. Ses navires,
peints aux couleurs de l'US Navy, parcourent tous les océans et
toutes les mers du globe. Ses stations terrestres, souvent installées
dans des ambassades américaines, mais aussi hébergées
par des gouvernements amis qui n'ont aucun contrôle sur elles, interceptent
les réseaux hertziens, les réseaux téléphoniques
cellulaires et parfois même, comme en Grande-Bretagne, l'intégralité
des communications téléphoniques filaires. C'est aussi à
partir de ses stations terrestres, l'emblème des "grandes oreilles"
américaines,
qu'elle intercepte les satellites commerciaux de communication, dont
les liaisons ne sont pas protégées et dont les émetteurs
arrosent de grandes surfaces au sol.
Même internet n'échappe pas au réseau de surveillance
L'internet (web, courrier électronique, news-groups, chats) n'est
bien sûr pas à l'abri : les autoroutes de l'information passent
souvent par des câbles sous-marins qui transitent par les Etats-Unis
ou par des pays qui n'ont rien à refuser à l'Oncle Sam.
Ils sont donc interceptés, tout comme les "hubs" des grosses
sociétés de fournitures d'accès à l'internet.
Enfin, last but not least, la NSA dispose de systèmes spatiaux d'interception,
en l'occurence des satellites spécialisés aux performances
stupéfiantes, qui lui permettent d'écouter dans la plus grande
discrétion imaginable tout ce qui se passe sur le sol terrestre
Dictionnaire planétaire
Des stations d'interception réparties chez les américains
et leurs partenaires en Grande-Bretagne,
au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande trient grâce
à des ordinateurs puissants les communications mondiales. Les téléphones,
les fax et le courrier électronique sont filtrés par analyse
des mots-clés intégrés dans le dictionnaire nommé
Echelon.
Des oreilles et des cerveaux
Derrière ces oreilles, il faut des cerveaux, et des gros ! Capter des telles masses d'informations pose un problème de traitement. C'est le rôle du sytstème Echelon, terme apparu pour la première fois en août 1988, dans un article du journaliste écossais Ducan Campbell : "Somebody's listening", New Statesman, 12 août 1988. C'est une "dissidente" de la NSA, Margaret Newsham, ingénieur de la firme Lockheed chargée de la mise en place de plusieurs sous-systèmes à la station britannique de Menwith Hill, qui avait révélé le mois précédent, dans une interview à un petit journal de l'Ohio, que la NSA se livrait à des activités peu compatibles avec celles d'un service de renseignements d'un pays démocratique. Mais il fallut encore presque une décennie pour qu'un pacifiste néo-zélandais combattant l'association de son pays avec la NSA, détaille dans un livre : Nick Hager, "Secret Power. New Zealand's Role in International Spy Network". Craig Potton, Nelson (NZ), 1996. la manière dont les interceptions étaient traitées au moyen d'un "dictionnaire", justement baptisé Echelon. Ce dernier permet aux différents intervenants du réseau dirigé par la NSA de faire ressortir dans les communication interceptées les mots-clés que les partenaires lui ont demandé de rechercher et de transmettre de manière automatique.
Pour autant, les informations disponibles sont très rares. Seuls
des journalistes d'investigation ont pu avoir accès à quelques
informations très succinctes et surtout très difficiles,
voires impossibles à vérifier. C'est ainsi que dans un document
remarquable préparé pour le Parlement européen :
Development of Surveillance Technology and Risk of Abuse or Economic
Information, STOA,
Luxembourg, 1999. Ce document est composé de cinq rapports différents,
dont Duncan Campbell a rédigé le second : "Interceptions
Capabilities 2000".
Duncan Campbell ne présente aucune preuve formelle venant étayer
son accusation selon laquelle la NSA aurait utilisé à deux
reprises au moins ses moyens d'interception pour combattre des industriels
européens et soutenir leurs concurrents américains : dans
le cadre du contrat SIVAM
visant à organiser, pour le compte du Brésil, la surveillance
aérienne de l'Amazonie, les firmes françaises Thomson et
Alcatel ont effectivement été évincées par
leur homologue américaine Raytheon, par ailleurs l'un des gros contractants
de la NSA. Des interceptions ont-elles eu lieu, ou pas, pour que les Américains
prennent connaissance des propositions françaises? Les preuves ne
sont pas avancées... Et pas davantage dans une autre affaire commerciale,
concernant cette fois l'éjection d'Airbus dans la signature d'un
contrat ayant trait à la livraison d'avions de ligne à la
compagnie nationale saoudienne, qui s'est finalement fournie chez Boeing.
Des accords toujours secrets
Elle a beau être l'une des plus "jeunes" agences de renseignement
au monde, la NSA, créée en 1952, n'en est pas moins devenue
aujourd'hui celle qui inquiète le plus, notamment en Europe.
A l'origine de cette spectaculaire montée de la tension se trouve
un accord, toujours secret, entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne,
le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande.
La première signature remonte au 17 mai 1943, lorsque l'accord
Brusa fut signé entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Les
cryptanalystes chargés par le gouvernement britannique de "casser"
le code de chiffrement de la machine allemande Enigma, regroupés
à Bletchey Park
autour du mathématicien Alan Turing, étaient parvenus
à de spectaculaires succès, et ils avaient finalement accepté
de faire part de leurs découvertes à leurs "cousins" américains.
Après la guerre, ce premier accord déboucha, en 1947,
sur le traité Ukusa, lui aussi toujours secret à ce jour,
essentiellement consacré au partage des interceptions électromagnétiques.
Les avions, les navires, les stations terrestres d'interception des armées
américaines et du Département d'Etat étaient déjà
rassemblés, depuis 1946, dans l'United States Communications
Intelligence Board (USCIB), l'ensemble de ce système ayant vocation,
dès la chute du nazisme, à
se retourner vers l'URSS et ses pays satellites au-delà du rideau
de fer. L'arrivée de la Grande-Bretagne, et notamment du Government
Communications Headquarters (GCHQ) créé en 1943, dans le
dispositif américain permit en fait à la communauté
américaine du renseignement
de disposer des exceptionnelles capacités d'interception britanniques
sur l'ensemble du Moyen-Orient, grâce, entre autres, à la
station d'Agios Nikolaos, à Chypre, et sur l'Asie du Sud-Est, avec
la station de Little Sai Wan, à Hong Kong. Et les choses allèrent
ainsi durant une bonne quinzaine d'années : comme toujours dans
les affaires secrètes, et d'autant que personne
ou presque ne connaissait alors son existence, la
NSA
n'avoua
pas qu'elle était, tout comme la
CIA
et le
SAC
(Strategic
Air Command), à l'origine des missions de l'avion-espion U2 abattu
avec son pilote, Gary Powers, par la defense antiaérienne soviétique
le 01/05/1960; ni qu'un navire, le USS Liberty, détruit "par erreur"
par la marine et l'aviation israéliennes durant la guerre des Six
Jours, en juin 1967, au large de l'Egypte, était en réalité
en mission secrète pour la NSA
(Des centaines de liens sur le site : http://www.ussliberty.org/jim/ussliberty/
)
Ni même que le Pueblo, navire de l'US Navy intercepté
avec son équipage par les Nords-Coréens le 23/01/1968, travaillait
en réalité pour elle.
Les lecteurs se reporteront avec intérêt au site officiel
des vétérans de cette opération :
http://www.usspueblo.org
Un camouflet suivi d'effets
La destruction en vol de l'avion de Gary Powers aura un effet immédiat,
en faisant entrer l'espionnage électronique dans une nouvelle ère.
Moins d'une semaine après ce camouflet, le président américain
Dwight "Ike" Eisenhower ordonna en effet la mise en orbite du premier satellite
d'espionnage électromagnétique, le Grab (Galactic Radiation
And Background), qui fut effectivement satellisé le 22 mai 1960
et commença à recueillir pour la NSA les "signatures" des
radars associés aux premiers missiles intercontinentaux soviétiques.
Ce premier satellite Masint
(Measurement And Signature Intelligence) fut suivi d'une serie d'autres,
souvent spécialisés à outrance dans des domaines très
stricts correspondant aux exigences techniques des différentes armées,
et notamment de l'US Air Force et de l'US Navy, voire de la CIA. C'est
ainsi que furent successivement lancés "en grappe" des dizaines
de SSF (Sub Satellites Ferrets) entre 1963 et 1986, puis des Ryolithes
(de 1970 à 1978), Canyon (de 1968 à 1977), Jumpseat (de 1971
à 1983), et autres Vortex (de 1978 à 1989), également
appelés Chalet et Program 366.
Actuellement, plusieurs types de satellites Sigint (Signal Intelligence)
et Comint (Communication Intelligence) américains sont placés
en orbite. S'ils représentent une telle menace pour les alliés
des Etats-Unis, c'est que ce pays est le seul à disposer de tels
engins opérationnels. Les Russes s'y sont bien frottés, en
mettant en orbite dès le début des années 70 des satellites
de la famille Tselina. Mais il semble bien qu'aujourd'hui ils n'aient plus
les moyens de cette ambition statégique.
Les Français pour leur part avaient envisagé, au début
des années 90, de placer en orbite leur propre système d'interception,
Zenon. Ils y ont renoncé pour des raisons budgétaires.
Quant aux Britanniques, excédés par le mauque de coopération
américaine contre l'Argentine durant la guerre des Malouines, en
1982, ils avaient dans la foulée imaginé de se lancer dans
la fabrication d'un satellite, Zircon.
Sur injonction de Washington, Londres rentra finalement dans le rang,
et, sans que cette information puisse être confirmée, pourrait
avoir accepté d'acquérir l'un des trois satellites-espions
Orion de la NSA, lancés en 1985, 1989 et 1990 lors de missions
militaires secrètes de la navette spatiale, évoluant en orbite
très basse (78 km de périgée, 226 km d'apogée).
Ce système est dédié aux missions Comint, faisant
son miel des communications dans les bandes supérieures à
100 MHz ; il se trouve en particulier bien adapté pour intercepter
les signaux émis par les radiotéléphones
GSM
,
ou plus exactement par les bornes qui centralisent ces liaisons et les
redistribuent vers les mobiles. Mais il est également parfait pour
capter les signaux des liaisons hertziennes fixes (les grosses tours que
l'on voit dans nos campagnes depuis les années 50).
Un autre engin, connu sous le nom de Mercury, ou Advanced Vortex, fonctionne en orbite très elliptique (1100 km de périgée, 39.000 km d'apogée) et bénéficie de perfectionnements techniques très étonnants. Et singulièrement d'une gigantesque antenne déployable en orbite, sorte de "voile" dont la matière réfléchissante est proche de celle des couvertures de survie bien connues des secouristes, dont le diamètre atteindrait 100 m, soit la longueur d'un terrain de football... Captant les signaux dans la bande des 20 KHz, son utilisation est extrêmement spécifique et a vocation militaire. Il serait capable, en particulier, d'intercepter les communications des sous-marins russes (ou français) en plongée, qui émettent à des débits qui rendraient fou l'nternaute moyen : 1 bit par seconde! Illustrant la synérgie étroite entre les financements de l'industrie spatiale américaine par la puissance publique, cette technologie de voile spatiale mise au point par le constructeur Mercury, Hughes, a été adaptée par ce même industriel pour le marché civil. Elle équipera (avec un diamètre plus modeste de 22 m) le satellite de communication APMT, commandé à Hughes par un consortium sino-singapourien. Un troisième système, le Trumpet, est dédié à l'interception des communications militaires russes.
Il est intéressant de noter que, pour l'avenir, la NSA et les forces armées américaines comptent compléter ces systèmes spatiaux d'espionnage électronique par des engins meilleurs marchés, des drônes stratégiques, avions sans pilote pouvant tenir l'air durant des dizaines d'heures, avec des charges utiles Sigint. Drônes et satellites formeront un couple parfaits de "grandes oreilles" à haute altitude, et seront intégrés dans une architecture commune, pour l'instant (très peu) connue sous le nom de IOSA (Integrated Overhead Sigint Architecture), pour laquelle une structure spécialisée vient d'être mise sur pied par l'administration américaine : le NSSAO (National Security Space Architect Office).
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